Entretien — Mathieu Kleyebe Abonnenc
Avec A minor sense of didacticism, présentée jusqu’au 30 juillet 2011 par la galerie Marcelle Alix, Mathieu Kleyebe Abonnenc creuse le sillon d’une démarche artistique singulière, précisément en marge des productions les plus traditionnelles. A l’image du film de Sarah Maldoror, Des fusils pour Banta, dont la disparition constitue le point de départ d’une recherche méticuleuse et passionnante.
Toujours en transformation, l’œuvre de Mathieu K. Abonnenc déploie sa multitude de problématiques pour dessiner la cartographie d’une réflexion inédite sur l’art, l’histoire, la politique, et, finalement, sur la possibilité même de la représentation. Jamais diffusé, confisqué par les autorités algériennes qui l’avaient commandé, le film de Sarah Maldoror, au centre de ce projet, se voit ainsi, avec A minor sense of didacticism, ramené à la vie. En mêlant création, documentaire et travail d’historien, Mathieu Abonnenc parvient à créer, à partir de cette absence, une présence entêtante qui vient rappeler l’urgence de questionner la transmission de l’histoire. Sans jamais cesser de résister.
Guillaume Benoit : Comment est né le projet A minor sense of didacticism ?
Mathieu K. Abonnenc : L’exposition est en fait dérivée d’un projet montré à Londres, où Anna Colin m’a invité à l’époque où je commençais mon travail avec la réalisatrice Sarah Maldoror. J’ai toujours eu l’idée de faire une véritable biographie de Sarah Maldoror. C’est comme ça qu’est né le projet Préface à Des fusils pour Banta, pour lequel j’ai réuni des archives, des documents historiques et des scripts originaux de ce film perdu. Pour cette exposition chez Marcelle Alix, on a choisi de ne montrer que le diaporama, avec une nouvelle version du texte réécrit pour des actrices françaises.
Justement, qu’est-ce que c’est que ce diaporama, qui, au fil des images, mêle témoignages et renseignements aussi bien sur l’histoire de ce film absent que sur le sujet qu’il aborde ?
Il y a plusieurs sources en réalité. Les négatifs projetés dans le diaporama sont directement issus des archives de Sarah Maldoror auxquelles elle m’a donné accès, puis il a fallu remettre les images en ordre, mais cet ordre est complètement subjectif. C’est-à-dire que j’imagine, d’après ce qu’elle me dit, d’après les scripts, que tout s’est passé comme cela. Mais je peux me tromper complètement…
C’est déjà un processus de fictionnalisation du réel.
Absolument. Ensuite, j’ai voulu faire une espèce de tresse avec trois récits différents. Le premier personnage, « la narratrice » raconte en fait ma propre enquête autour de ce film. Pour le second, « la réalisatrice », je me suis servi des entretiens que j’ai réalisés avec Sarah Maldoror mais tout est rejoué et, bien que ce soit du réel absolument, je voulais toujours le mettre un peu à distance. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais filmé ni photographié Sarah Maldoror, c’est quelque chose qui me gène encore. Il y a un rapport trop direct à cette histoire dans le fait de la filmer. Et la troisième voix est celle d’une militante ; j’ai compilé les témoignages d’habitants de Guinée-Bissau que j’ai récupérés pour en faire ce récit qui raconte l’éveil politique d’une femme, paysanne, qui en vient à prendre les armes.
En parallèle, vous exposez des sérigraphies dans l’exposition ?
Ce sont des images issues d’une revue, Tricontinental, faite à Cuba à la fin des années 1960 et, lorsqu’elles ont été republiées en France, François Maspero, l’éditeur, a enlevé toutes ces formes très graphiques, qui faisaient complètement partie de la mise en page originale. On a décidé que cette représentation ne pouvait pas être associée à un discours sur la Révolution. J’ai donc superposé les deux images : la forme issue de l’édition cubaine et la photographie de la femme telle qu’elle était présentée dans l’édition française. Ce qui m’a intéressé c’est cette réaction d’un éditeur qui décide que radicalisme formel et radicalisme politique ne peuvent pas aller ensemble. Et ce glissement traduit parfaitement le passage d’une langue à l’autre, d’un continent à l’autre.
Mais cette reconstruction n’a rien d’une distance de jugement dogmatique…
Effectivement c’est bien plus de l’ordre de ce glissement-là. Il y a quelque chose que je montre souvent quand je dois présenter mon travail, ce sont les petits croquis qu’a ramenés Henry Morton Stanley, un explorateur anglais parti au Congo. A Paris il les confiait aux graveurs qui, à partir de quelques traits, devaient tirer de véritables gravures. Forcément, elles n’avaient rien à voir avec les croquis originaux. Ce sont des traductions, des interprétations, et il y a un glissement qui s’opère. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où il n’y a plus le texte original, mais simplement une traduction, certes pleine de malentendus, mais ces malentendus produisent de l’inédit, un défaut de compréhension qui permet de trouver une autre solution. J’ai grandi en Guyane, on n’avait pas de magazine, j’ai toujours dû batailler pour imaginer ce dont on parlait. Tout y arrivait très lentement. Mais il y avait justement toujours cette distance entre ce qu’était l’objet et l’idée qu’on pouvait s’en faire, alors on construisait quelque chose d’autre. Et je suis resté accroché à cette tournure d’esprit. Dans un sens c’est vraiment la question d’accès à la culture qui m’agite, ce moment où l’on est obligé de tout reconstruire.
Mais ce décalage n’a rien de cynique ?
Je voulais absolument éviter cette espèce de distance un peu cynique et moralisatrice qu’on peut avoir avec les engagements qu’ont eus la génération de nos parents en un sens ; cette même génération qui, après avoir constaté les échecs des processus de libération en Afrique et aussi, d’une certaine façon, en Amérique du Sud a imposé cette distance du désaveu. C’est pour ça que je tenais à ce qu’il y ait une voix de militante qui dise au présent : « Je prends les armes. Voilà comment ça se passe. » Je ne peux pas faire un objet cynique, le cynisme dans l’art m’ennuie.
Et justement, cette façon de « fictionnaliser », de créer un objet singulier autour d’une réalité concrète, c’est pour contrer le possible désaveu ?
Ca m’intéresse de toujours passer par un filtre, de ne pas être uniquement dans le documentaire, bien que le documentaire soit également, d’une certaine manière, toujours un exercice de « fictionnalisation » ; il n’y a jamais d’objectivité pure. Là, les fils sont visibles. Dans le diaporama par exemple, je me pose la question de savoir comment nous sont parvenues ces images des mouvements de libération qui ont bien souvent été prises par des photographes occidentaux. Comme Godard l’a fait d’une certaine façon, dans Ici et ailleurs, en posant cette question : que signifie aller filmer à cette époque-là, quand lui part en Palestine en 1970 tourner des images qu’il ne montrera qu’en 1975.
C’est aussi une manière d’éviter une dénonciation frontale ?
J’aime « tourner » autour des objets. J’ai toujours ces référents culturels, qu’il s’agisse de Claude Lanzmann ou du Giorgio Agamben de Ce qui reste d’Auschwitz, cette idée qu’il y a des horreurs que l’on ne peut pas montrer. Il faut inventer d’autres manières d’en parler. La création d’un nouveau discours a surtout concerné la Shoah, mais ça concerne aussi d’autres types de douleurs historiques. Il faut faire preuve de délicatesse avec l’histoire ; tout comme je ne peux pas filmer frontalement Sarah Maldoror, il y a des choses qui demandent plus de tact et de distance. Donc j’essaie de tourner autour, de chercher des traces. Mais il y a bien sûr le manque, ce point aveugle qui reste toujours là.
Toujours là, à l’image de cette question de la colonisation et de la décolonisation.
Tout ce processus de colonisation et décolonisation m’occupe effectivement depuis un long moment. Saisir ce qui s’est joué à ce moment-là : comment certaines identités inédites se sont créées, comment même des préfigurations du monde globalisé s’y dessinent, à l’image ce qui s’est passé avec les premières migrations. Tout à coup, certaines identités doivent se reconstruire et tout est remis en jeu.
C’est cette forme de création qu’on pourrait voir comme la limite qu’en tant qu’artiste, tu traces avec le travail d’historien ou de documentariste ?
Le diaporama en est un exemple concret, on peut tout à fait le voir comme un documentaire, il y a effectivement des informations factuelles sur ce qu’a été la guerre en Guinée Bissau et sur ce qu’est être militant à ce moment-là. Mais j’y parle aussi, d’une certaine manière, de moi, ce qui permet de décaler un peu le récit. En fait je suis ravi de voir que mon travail peut aussi constituer une source d’informations, c’est-à-dire simplement qu’il rende des images publiques et qu’il permette à tout le monde de s’en emparer pour reconstruire autre chose. C’est même assez flatteur, cela signifie que l’objet est suffisamment fait, suffisamment clair. Mais ce n’est pas mon but absolu.
Qu’est-ce qui t’attire à ce point dans le cinéma militant ?
Le cinéma militant a été beaucoup discrédité, il a été désavoué et aujourd’hui, c’est un cinéma confidentiel, probablement parce qu’il a un côté didactique. Et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu reprendre le terme « didactique » dans le titre de l’exposition pour justement m’en réclamer. On a tendance, en art, à mettre de côté l’explication, de peur de prendre les gens pour des imbéciles, ce qui n’est, d’après moi, pas du tout le cas. C’est simplement une autre manière de partager. Plus je découvre ce cinéma et plus je trouve une production proprement stupéfiante. Et dans mon travail, ce sont ces différents niveaux de perception de l’œuvre qui m’intéressent, j’essaie de faire en sorte que mon objet ne soit pas fermé.
C’est pourtant ce qu’on reproche souvent au didactisme sur le plan politique…
Absolument, et pourtant je crois que la politique ne peut plus se concevoir comme cela. On peut être militant sans un discours politique rigide. C’est exactement ce qui peut se passer aujourd’hui quand on essaie de construire une nouvelle politique, la tentation est trop grande de revenir à ce dogmatisme et didactisme scientifique qui, au final, nient complètement les singularités. Je pense qu’une œuvre, quand elle est réussie, peut nous renvoyer à une expérience aussi singulière que commune et faire naître ce double mouvement de partage où chacun peut se retrouver en tant que singularité. C’est ce que je vise en tout cas.
On pourrait parler, à l’image d’un cinéma militant, d’un art militant avec ton travail ?
Je me dis toujours que ce sont des rythmes et je m’autorise des rythmes différents. Selon les moments, je peux faire des choses plus ou moins didactiques. Et c’est précisément dans ces rythmes différents qu’une forme se crée. Moi je n’ai pas de projet global. Je ne travaille pas par réaction. Je me concentre plus sur ce que j’ai envie de donner. J’essaye donc de ne pas prendre trop de distance et c’est peut-être le didactisme que je cherche : dans un sens, je me « recolle » au sujet. Parce qu’il faut parler à tous ceux qui ont vécu ces moments terribles, à Sarah Maldoror, aux habitants de Guinée-Bissau ; ils ne sont pas cyniques, ils sont juste très tristes. Là par exemple, le diaporama est didactique mais les œuvres présentées à côté le sont moins ; les sérigraphies que j’expose s’apparentent exactement à un jeu de traduction.
Tu es justement toi-même traducteur et ce jeu d’absence-présence ne cesse de se retrouver dans ton œuvre, jusqu’où toi, l’artiste, peux t’effacer ?
Cette idée d’effacement me touche parce que la figure du traducteur est très importante dans mon travail. On parle beaucoup aujourd’hui dans l’art contemporain, du « collectionneur ». C’est une figure héritée des Lumières, celui qui annexe, qui prend les choses ailleurs pour faire sa propre collection. La figure du traducteur m’intéresse bien plus, elle vient poser le problème du passage, de ce qui reste temporaire.
Et ce rôle de traducteur se retrouve concrètement dans ta démarche, on peut penser par exemple à cette exposition dont tu as été curateur à la synagogue de Delme ?
Il y avait là aussi évidemment l’idée d’une exposition temporaire, d’un rassemblement un peu fragile, qui ne dure qu’un temps. Après il y avait évidemment de nombreux jeux par rapport à mon travail dans l’exposition ; des manières d’être là sans être là. Ou même d’être transformé par la présence des autres. C’est comme ça que je travaille, je regarde beaucoup, j’essaie de faire en sorte que toutes les informations que je reçois soient retravaillées à un moment.
Au final, le fait de « décadrer » est aussi une manière d’éviter l’ambiguïté qui peut naître du fait de se mettre au service des autres en tant qu’artiste ?
C’est toujours très ambigu. Mais définitivement, j’aime vraiment l’idée de solidarité. Je sais que le mot est galvaudé mais je pense qu’il y a quelque chose à travailler à ce niveau-là. Dans ma relation avec Sarah Maldoror par exemple, je crois que nous nous aidons mutuellement. Pour être très pragmatique, il y a tout un jeu entre le désir qu’on peut avoir sur ce que représente Sarah Maldoror, sur ce cinéma-là, et ce que va être l’objet transformé qui parle d’elle en ouvrant sur d’autres choses. Tout ça ne va pas que dans un sens, je ne suis pas que dans le don. Sarah me donne à un niveau symbolique, moi je lui donne à un autre niveau, qui peut être économique par exemple ou simplement s’exprimer en terme de visibilité. Ce n’est pas une générosité naïve, je sais aussi comment le monde de l’art récupère les choses. On ne vit pas dans le siècle de la délicatesse… J’aimerais bien que les gens voient ça dans ce qui est à l’œuvre là ; prendre les choses avec un peu de retenue.
Interview réalisée le 28 mai 2011 par Guillaume Benoit pour Slash autour de l’exposition A minor sense of didacticism, présentée jusqu’au 30 juillet 2011 par la galerie Marcelle Alix.