Isabelle Cornaro — Fondation d’entreprise Ricard
Avec son exposition Infans à la Fondation d’entreprise Ricard, Isabelle Cornaro explore un territoire radical en dévoilant une dizaine de vidéos qui, projetées sur les cimaises de l’espace, parviennent à le peupler pour en suggérer des lignes qui bouleversent son volume et, par là même, sa possibilité de faire sens.
De l’absence d’une matière qu’elle traite plus habituellement à travers l’installation en volume, Isabelle Cornaro parvient, dans la compilation et la mise en scène de ses créations en 16mm diffusées en boucle, à faire renaître la densité concrète de corps qui se donnent sous de nouvelles modalités. Dans une atmosphère profondément immersive, ces tableaux vivants entremêlent rouges, bleus, dorés et transparence pour les confondre dans des compositions inquiétantes dont les variations hypnotisent d’abord pour s’exprimer ensuite.
Cadres fixes à la vie intérieure brutale, intensive et dense, les vidéos de Cornaro mettent en scène des micro-événements qui se conjuguent à des images compilées qui installent des narrations visuelles où le travail de la main, la sensation du faire et la matérialité du mouvement prédominent. À travers l’œil, c’est donc la sensibilité totale qui se fait jour, laissant advenir dans la distance de ces flashs de lumière, de jeux de transparence des informations sensorielles aux intensités variables. Chaleur, glaciation, densité du liquide et poisse de matières collantes et humidité stagnante peuplent cet univers aux reflets bigarrés où les tonalités vivaces reflètent des pourpres au goût de sang ferreux.
L’art d’Isabelle Cornaro, d’ordinaire tenu par une distance conceptuelle qui, s’il joue infiniment de l’émotion, en maîtrise précisément les infinies variations pour déporter ses zones de concentration, explore ici une dimension charnelle assumée. Généreuse, audacieuse et cohérente, cette présentation offre un véritable propos plastique à l’artiste qui imprime ainsi dans l’obscurité une variation d’émotions que les mots ne peuvent rendre. Œuvre totale appelant la pure expérience, Infans ne se fourvoie pas pour autant dans un trop plein d’effets et assume sa condition quasi précaire de formes « en construction », marquée par une économie de moyens qui répond au protocole strict de l’artiste. Au cœur de l’exposition, cette notion d’absence de parole (« infans » signifiant ce qui ne parle pas) parvient à se faire prégnante par le rythme et l’intensité des images, dessinant en continu un paysage de signes qui, s’il n’articule aucun mot, nous plonge bien dans un récit continu.
Alternant les vides et les pleins, les rythmes soutenus et les stades, les images s’accumulent jusqu’à déborder de matière, annonçant progressivement la submersion, pour ne pas dire l’écœurement final. Aussi crue que sensuelle, la manipulation visible dans la pièce achevant le parcours de pierres maculées d’un liquide rougeâtre conclut cette progression d’un onirisme singulier, où rêves et cauchemars entremêlés se partagent une narration délestée de ses repères traditionnels et voguant sur les ondes organiques de sécrétions imaginaires, inventant son propre sens et défiant tous les nôtres en occultant tout échange verbal.
L’espace d’exposition participe alors de cette réinvention du fil narratif ; le vrombissement sourd des vidéoprojecteurs et le clignotement aléatoire des sources lumineuses deviennent signes de vie et peuplent l’atmosphère d’un véritable spectre qui nous enserre. Un spectre qui devient alors l’acteur principal, plein de son absence et de la belle pudeur d’un propos tout entier tourné vers une réinvention sensible, en négatif, du toucher.
Ultime paradoxe figurant la synthèse possible de ces moments qui participent d’un récit à l’histoire secrète mais bien partagée, illisible mais bien retranscrite dans chacun des regards portés à s’y confronter.
Isabelle Cornaro, Infans, jusqu’au 31 juillet 2021, Fondation d’entreprise Ricard, 1 cours Paul Ricard, 75008, Paris, entrée libre