Ernesto Sartori — Galerie Marcelle Alix
Ernesto Sartori fait danser les formes obscures, les silhouettes mystérieuses et les perspectives ambiguës dans des paysages impossibles. Réunissant quasi exclusivement des peintures, sa nouvelle exposition personnelle, Spugne Chiuse à la galerie Marcelle Alix, nous invite à nous projeter mentalement vers des mondes intrigants où les formes, qu’elles s’opposent ou se complètent, semblent partager un horizon commun.
Perclus de référentiels pop ultraspécialisés comme plus larges, le travail d’Ernesto Sartori (né en 1982) multiplie les références et trouve ses origines dans de nombreux champs qui dépassent l’histoire de l’art. Liés à ses travaux précédents comme à l’histoire de la représentation, ses tableaux synthétisent une expérience continue qui se donne dans sa résonance plus que dans l’isolement de pièces.
Une liberté à l’œuvre ici qui lui permet d’explorer ses obsessions mais surtout de mettre en jeu ses recherches dans des formes qui les renouvellent. Venu à la peinture après ses études d’arts plastiques, Sartori développe une pratique qui met en situation des formes diverses dans des contextes qui peuvent renvoyer à sa propre biographie. Ainsi chargées d’histoire autant que d’histoires aléatoires, elles se parcourent comme on tourne les pages d’un carnet de notes patiemment accumulées et ordonnées sur un plan dont les limites elles-mêmes semblent appeler une nouvelle étape. Remplis jusque sur leurs bordures, les panneaux tendent déjà leurs extrémités à d’autres membres, prêts à s’emboîter à d’autres, cousins proches ou lointains parcourus du même souffle de sa recherche continue. Derrière l’aspect non académique de ses formes c’est ainsi presque une école de la pratique qui se fait jour dans le parcours de l’exposition, imposant sa discipline singulière, faite de radicalité géométrique, d’invention visuelle, d’urgence de confrontation imaginaire et d’expérience de pensée.
Une proximité avec le protocole scientifique qui n’a rien d’innocent ; cette générosité et la spontanéité qui ressortent de son travail ne manquent pas de souligner la capacité d’ascèse, d’abstraction de formes familières de leur concrétude réelle pour tenter d’explorer de nouvelles manières pour elles d’habiter le monde, en s’alignant avec ses paradoxes. Avec simplicité (et l’ambition démesurée de toute vocation d’artiste), Sartori fait glisser vers l’absolu ses fantaisies « à portée de main ». Ses paysages, peuplés de formes et de couleurs étranges, répondent à des mythologies inconnues dont l’examen révèle pourtant la somme de familiarités. Les arches monumentales, le génie de ponts surélevés, les arbres centenaires se mesurent à l’aune de ses tasses, de morceaux de tubes passés outre leur fonction, de babioles minuscules venues s’échouer avec la majesté d’artefacts oubliés.
S’il ancre son travail, de sculpture comme de peinture, à la terre en travaillant la manière d’en représenter les distances et les volumes, en inventant des formes destinées à habiter sa planéité, Ernesto Sartori fait toujours place à un ailleurs, insérant dans notre monde de contingences les angles droits impossibles et rassurants de la finitude géométrique. Comme une rencontre explosive entre deux ordres, la géographie et la mathématique, Sartori dynamite la paix de leur cohabitation pourtant séculaire en soulignant à nouveaux frais la distorsion de leur rapprochement. Dans sa peinture, c’est alors la rigueur géométrique qui s’efface et se voit percluse des accidents imposés par le terrain que ses structures habitent, dessinant un lien sensible entre l’art de la construction et la composition presque organique d’ensembles qu’il isole comme autant de régions-mondes possibles. Jusqu’à en annihiler les protubérances, jusqu’à résoudre la somme des détails et aplanir les différences pour penser des images d’un bloc, à la cohérence toute pariétale.
Bousculant les tendances et les références, les perspectives classiques se heurtent aux mouvements pariétaux, la technique brute vient recouvrir les motifs posés en amont et souligner les contours pour laisser entrevoir une peinture du geste, du rythme et de la sensation tout autant qu’un plaisir manifeste de souligner, comme pour soi, la limite d’un objet, d’amener à la vie picturale un fragment du quotidien emprisonné par le coup de pinceau qui en trace la nouvelle limite. Paradoxalement donc, les éléments s’émancipent et ornent alors un vaste mouvement d’ensemble qui manifeste une ambition vivace de faire vibrer la planéité du cadre. Un cadre en bois qui peut tout aussi bien se mouvoir dans l’espace et assumer son statut d’objet lui-même accolé à des installations passées ou futures.
Fonction de l’intensité qu’il souhaite y intégrer, la somme des éléments se perçoit et se distingue à la mesure de traits explorant le brouillage mental qu’il impose à ces paysages pleins d’une vie fomentée par la technique de la nature morte, compilations d’éléments assemblés dans une maquette passée par le filtre de la multitude de regards qu’il porte sur elle, variations et réutilisations de formes qui habitent son œuvre depuis des années qu’il déploie et explore en les trempant chaque fois nouvelle dans une autre solution.
Dans cette somme de mouvements tangibles et virtuels, ses formes agrippent l’oeil pour mieux le bousculer ; empruntant tantôt au charme de l’illustration pour l’immobiliser, tantôt à la forme déceptive de l’approximation pour maintenir sa dynamique et garantir au regardeur sa propre liberté. Ses techniques favorisant les contrastes, il piège ainsi le regard avec des formes qu’il choisit de ne pas finir, accole un élément brillant à un objet à la perspective bancale, jouant comme à son habitude de l’absence et des faces cachées pour tantôt forcer, tantôt contraindre la révélation d’ensembles qui ne peuvent donc jamais se figer définitivement. Basculant entre différents niveaux de précision, Sartori joue du niveau de détails comme on fait osciller la focale. Un lien subtil avec un monde numérique qu’il connait parfaitement et bien plus proche de son univers que ne pourraient le laisser penser l’épaisseur et les oscillations du trait. Là se révèle également une nostalgie des premières représentations numériques en trois dimensions, certains de ses tableaux évoquant presque frontalement les vues isométriques si chères aux explorateurs de la création tridimensionnelle d’images de synthèse des années 1980-1990.
Avec une progression qui s’affranchit de toute notion d’évolution ou de narration, le parcours présenté à la galerie Marcelle Alix joue donc sur la variation, l’essai et les répétitions tissant entre chacun des tableaux un fil conducteur laissant libres les interprétations et les images nées de ces confrontations. Tout au plus un dialogue direct avec une maquette vient encore briser les échelles et les références. Dans l’accumulation de ces petites formes anodines, entre rebuts et fonds de tiroirs oubliés, l’association évoque les reliefs qui leur font face sur les cimaises. Le plan incliné, si cher à l’artiste s’efface presque pour perturber, en sourdine, le plan initial de la représentation.
Les niveaux de lecture se confondent et la minutie de l’artiste, attaché à faire de son espace réduit l’épicentre d’histoires-univers reflète, sans masquer l’économie de ses moyens, l’apparition toujours magique mais jamais ésotérique d’une histoire dans les frontières du cadre. Le prestidigitateur cède alors à ce qu’il peut exprimer le mieux, sa force de travail et la possibilité pour les autres de le suivre. L’artiste abandonne son pourvoir de « faire illusion » en finir avec la bipolarité du plan de la représentation. Intérieur et extérieur s’emmêlent en un œuvre débarrassé de tout dogmatisme, de toute autorité.
Ernesto Sartori, armé de la seule minutie de l’artisan et de tout le génie de l’artiste ayant abdiqué sa position de surplomb, laisse émerger alors cette capacité à l’œuvre dans son travail et, partant, potentiellement au sein du regard porté sur lui, de tresser de la pulpe de ses doigts le fil menant aux vastes plaines d’un imaginaire dont la richesse n’a rien de « commun » mais tout de « partageable ».
Ernesto Sartori, Spugne Chiuse à la galerie Marcelle Alix jusqu’au 24 juillet 2021