Raphaël Barontini — Studio des Acacias
Le Studio des Acacias accueille Soukhos, une exposition personnelle de Raphaël Barontini élaborée à la suite de sa résidence au cœur d’une tannerie de Singapour, spécialisée en cuir de crocodile. Principalement axé sur la peinture, son œuvre s’ouvre depuis quelques années à l’expérimentation et multiplie les supports, ancrant sa recherche dans un mouvement qui explore aujourd’hui la possibilité de leur variation.
En répondant à l’invitation de résidence de LVMH, l’artiste s’est confronté à un matériau singulier, le cuir de crocodile qui, s’il lui permet une variation autour de la mythologie égyptienne du Dieu du Nil, constitue également un support « portable » de la matière ainsi travaillée, rendue ici par autant de formes qui constituent des vecteurs de déplacement. Une figure animale qui traverse les temps et répand ses espèces, ses variations tout autour de la terre, des Amériques à l’Asie, charriant avec elle les craintes d’un bestiaire prédateur et la volonté d’exhiber force et puissance à travers un vestiaire grégaire qui se décline tout au long de l’exposition.
La mise en scène de l’exposition de ce projet qui l’aura occupé près d’un an manie ainsi une dichotomie sensible entre stase et volatilité. Face aux parures, costumes et autres tissus richement décorés, Soukhos assoit toute la gravité d’une peau monumentale sur un lourd autel recouvert de peinture dorée, tandis qu’une couche de sable épaisse tisse la trame d’un parcours qui explore la nature ambivalente de son médium. Matière organique animale figée par un traitement ancestral commun à toutes les humanités, cette peau dérobée à l’ « autre » pour recouvrir la nôtre alterne les valeurs en se faisant tour à tour support global de l’expression de l’artiste et élément d’ornement accolé à d’autres. Raphaël Barontini multiplie les inventions et les supports pour en apprivoiser les volumes irréguliers, pour en détourner le motif si identifiable.
Si tout semble ici question de puissance, d’inventions liées à une certaine expression de l’autorité, les violets intenses, les bleus profonds et les pourpres font osciller la nature du contexte global ; décoration, objet de luxe, objet de culte, peinture de guerre, camouflage et exubérance, l’aspect belliqueux se confond (non sans évoquer l’histoire même des conflits) avec la science de l’apparat et la parade. L’uniforme dessine le lien entre combat à venir et manifestation d’appartenance ; la bataille se jouera donc aussi bien par la communauté du symbole que par la distanciation des codes établis, le renversement des normes, dessinant en négatif la somme des possibilités paradoxes que porte en lui le carnaval.
Chacun des éléments présentés, exposé comme on érige des trophées devient « porteur » de sens : le symbole même est à porter et son poids à supporter. Sur la peau du crocodile dansent les mythologies et repères historiques dans une mise en scène qui rétablit sa propre constellation de références qui sont autant de biais nouveaux brouillant notre perspective sur l’histoire. Car elle-même, brouillée par la perpétuation d’erreurs d’interprétations et autres préjugés historiques, a inscrit dans notre vision du monde des atomes de désinformation qui continuent jusqu’aujourd’hui de conditionner nos regards. Très présente dans son œuvre, la notion de créolisation, empruntée à la pensée d’Edouard Glissant et s’attachant à comprendre dans le processus de transformation par la rencontre d’éléments hétéroclites une forme de création radicalement émancipatrice trouve ici une expression jouissive qui met en jeu la pratique même de l’artiste, confronté pour ce projet à des techniques, médiums et symboles qu’il a été nécessaire d’apprivoiser.
Une création qui s’intègre d’autant plus dans l’histoire que s’y est toujours joué, dans les différentes phases de développement des civilisations, ce phénomène de rencontres, d’accidents formateurs. Mais également par le souci constant et l’intérêt de Barontini pour l’histoire, jouant avec ses références à organiser les rencontres entre les traditions, marquées par ses tropismes pour la tradition classique et l’afrofuturisme qui reviennent dans son œuvre comme deux fils conducteurs. Sun Ra, figure du jazz et inventeur d’un monde esthétique empreint d’une pensée d’émancipation du peuple afro-américain et d’une relecture de l’histoire, a toujours accompagné l’artiste dans sa création et l’on retrouve, ici encore, un portrait qui souligne la part symbolique de la mythologie égyptienne. Autant de socles d’une inventivité foisonnante convoquant de nombreuses figures sans jamais perdre de vue ses origines ; une manière de garder constante sa et ses raisons et de mettre en acte, une fois encore, la pensée d’Edouard Glissant.
Plus qu’un grand écart entre tradition classique de l’histoire de l’art et afro-futurisme, Raphaël Barontini dresse ainsi un pont qui tisse une analogie dans leur construction idéelle d’une fiction du présent. Quand les maîtres de la Renaissance enserraient dans la toile des allégories édifiantes de personnages figés pour les siècles à venir dans des expressions qui définissent notre vision du monde, les fantasmes afrofuturistes décalent le réel dans une dimension cosmique qui les extrait de la contingence pour en faire les épisodes d’une narration alternative.
En les déportant et en les arrimant à leur pulsation essentielle, ce sont donc nos regards, toutes nos histoires, brouillées, injustes, erronées et inspirantes qu’il embrasse et met paradoxalement en ordre de bataille. Les figures héroïques qu’il invente, comme celles qu’il convoque sont des chimères nées de collage, de rapprochements faits de hasards comme de nécessités, cachant sous les traits rassurants d’idoles aux regards surplombant la force latente du héros porté par sa capacité à renverser l’ordre des choses.
À son tour, Barontini colle et adjoint ainsi stases d’un temps et d’un lieu impossibles à rejoindre comme à rattraper dans la seule voie d’utilisation possible ; leur réactivation conjointe pour, à son tour, créer une source possible de nouveaux récits glissant autour d’une possibilité certes « alternative » mais qui renseignent précisément sur notre vérité.
Raphaël Barontini, Soukhos, Studio des Acacias, Paris — Du 7 au 28 juillet 2021, du mardi au samedi, de 11h à 19h.