Iván Argote — The High Line, New York
Après avoir marqué la dernière Biennale de Venise avec l’une de ses interventions les plus fortes, Iván Argote érige au cœur de New York, dans l’espace de la High Line, une sculpture monumentale de pigeon qui, malgré sa distance, nous touche au plus près, Dinosaur.
À la biennale de Venise, l’artiste récemment nommé au Prix Duchamp offrait une double perspective avec deux pièces en dialogue ; la vidéo d’un faux enlèvement d’une sculpture monumentale de Christophe Colomb déplacée dans les rues de Madrid (auprès de laquelle l’extrême-droite espagnole célèbre la fête nationale) et une réplique de celle-ci, brisée et abandonnée dans les jardins de la Biennale. Là, la végétation semble avoir repris ses droits sur ce vestige d’une humanité symbolisée par ses conquêtes sur elles-mêmes. Au pied de la lettre et au pied du mur, la décolonisation en acte prenait des airs de chute d’empire en douceur. Déjà le signe d’un vacillement, la mise en perspective d’une logique de l’absurde, pour ne pas dire du tragique de nos célébrations.
Opérant à première vue dans un tout autre registre que ce que l’on connait de ses œuvres, l’artiste dévoile donc, pour ce projet mené par High Line (espace d’art à ciel ouvert surplombant, depuis une passerelle piétonne, une rue de New York), une sculpture vertigineuse (cinq mètres de haut) d’un pigeon hyperréaliste en aluminium. Derrière la force esthétique et l’impact de cette sculpture reprenant les codes de l’humilité urbaine avec la mise à l’honneur de la variété la plus familière (mais loin d’être la plus célébrée) de l’oiseau et son socle pensé comme une simple répétition du trottoir, se découvre pourtant une démarche qui, comme à son habitude, détourne les symboles de l’espace public pour faire vaciller la « normalité » et tendre face au quotidien un miroir qui en questionne l’évidence.
Premier argument sensible ; il apparaît qu’il n’est pas besoin de représenter l’exceptionnel pour susciter le saisissement. Car avec une forme de poésie brute et d’humour tout en retenue, cette monumentalisation de l’ordinaire prend à contre-pied la valeur édifiante de l’art pour en dévoiler un versant tout aussi riche. Inversant les ordres établis, renversant les proportions et célébrant la singularité de ce que l’on ne perçoit plus, c’est au tour du pigeon de nous toiser avec une quiétude toute ordinaire. Le cours des choses, sans bruit et sans artifice a déjà basculé. Posée là comme une évidence, les codes de la narration de science-fiction n’ont pas besoin d’être esquissés. De maître des lieux, nous voilà projetés vers un possible qui nous en fait de simples passagers, par la taille dominés. Et l’énigmatique dinosaure du titre découvre peu à peu sa signification.
« Le nom Dinosaur, dit Argote, fait référence à l’échelle de la sculpture et aux ancêtres des pigeons qui, il y a des millions d’années, dominaient le globe comme nous le faisons aujourd’hui. Il évoque également l’extinction des dinosaures. Comme eux, un jour, nous ne serons plus là, mais peut-être un vestige de l’humanité perdurera — comme les pigeons — dans les recoins sombres des mondes futurs. » Une vision aussi rationnelle que symbolique qui déplie la dramaturgie d’une figure au mutisme décidément éloquent et dont la kyrielle de visions qu’il draine selon les cultures agit d’emblée comme un kaléidoscope de lectures possibles.
Pourtant tout tient ici à la frontalité. Surréel et surréaliste, cette incongruité de la nature pourrait tout aussi bien renvoyer à un règne animal du passé (le pigeon-dinosaure) qu’à la mutation du futur (le pigeon-survivant une humanité « dinosaurisée », éteinte). Une figure du pigeon qui servait déjà, chez Iván Argote, de guide à un voyage décalé à travers une réflexion autour du monument lors de sa dernière exposition Prémonitions à la galerie Perrotin. Stylisé, il se déclinait au long du parcours comme un personnage, rappelant alors au passage que le premier utilisateur (ou bénéficiaire) des monuments dans l’espace public n’était autre que le pigeon. Cette fois pourtant, le pigeon touche encore plus par son hyperréalisme, laissant disparition tout effet de caractérisation d’un personnage dans la répétition absolue du réel. Pigeon est un pigeon est un pigeon est un pigeon.
Archétype, il n’en est pas moins anonyme. Le monument s’en trouve d’autant plus troublant ; son érection n’est pas dédiée à un être particulier, n’impose pas une idée mais laisse au contraire le loisir à tous de se l’approprier. Une manière subtile de repenser le rôle du monument dans la ville, véritable terreau d’une pensée de la communauté dans le partage dynamique plus que dans l’idéologie figée. Car l’artiste lui-même s’efface dans cette reproduction, jusque dans la forme même, peu habituelle chez Argote. C’est peut-être en cela qu’il fait vibrer avec cette œuvre un concert polyphonique d’émotions d’une manière absolument inédite, réussissant la prouesse d’offrir un hommage anonyme à l’anonyme en quelque sorte.
Un hommage à celui qui vit dans la plupart des métropoles, y migre puis en émigre, constitue plus encore qu’un natif, un vivant, un habitant qui fait de ce sol et de ce ciel son sol et son ciel et participe, avec ou sans éclat, à la vie du lieu qu’il occupe. Une manière là encore, à travers la figure du pigeon, de célébrer autre chose que le fantasme identitaire de symboles nationaux, le transnational et transgénérationnel pigeon intime à chacun le bonheur de penser tous ceux qui passent, nous tous qui passons. Et d’engager au final dans cette rencontre avec un lieu, une histoire capable de réinventer sa géographie.
Iván Argote, Dinosaur — Visible d’octobre 2024 jusqu’au printemps 2026 à l’espace High Line, sur les 30th St. et 10th Ave. de New York