Maja Bajevic — Galerie Peter Kilchmann
Explorant les modalités d’habiter le monde pour les exilés, migrants et membres de groupe marginalisés, Maja Bajevic invente depuis une vingtaine d’années un œuvre cohérent et engagé qui met en lumière avec une tonalité singulière l’expérience de chacun. Du slogan générique à la prise de parole individuelle, du sublime à l’expérience intime de la beauté, l’artiste se glisse dans le trajet du général au particulier pour envisager et brouiller les mécanismes de la domination, inversant bien souvent les relations de pouvoir en mettant sur le devant de la scène des pratiques invisibles, des savoir-faire minorés qui sont les seules armes des invisibilisés.
Puisant dans l’histoire, dans les vécus des autres et dans son propre quotidien, elle multiplie les médiums pour donner à voir et à entendre des instantanés de singularités qui enrichissent son corpus d’un monde bien plus riche de commun partageable qu’il n’y parait. C’est que la lutte et les cicatrices constituent la matière première de l’art de Bajevic, qui porte la question du témoignage comme raison d’être.
Elle fait ainsi appel à la disponibilité d’écoute de chacun au cœur de cette nouvelle exposition à la galerie Peter Kilchmann, Damaged Goods, cherchant à travers la multitude de propositions à faire résonner chez le spectateur cette forme d’empathie qui l’anime. Une empathie qui n’a bien entendu aucune prétention dogmatique ou morale, au contraire, celle-ci se doit de dompter une tendance parallèle de l’artiste à pointer le choc, à faire vibrer le sens critique pour emmener son spectateur hors du confort esthéthique. S’il peut constituer une volonté de réparation, l’art de Bajevic n’est pas une sinécure. Il ne s’agit pas de « prescrire » de traitement pour ces « damaged goods », objets abîmés portant les stigmates de vies cabossées, qui sont ici des entités à prendre dans leur immédiateté mais porter attention, entendre et écouter participe à leur reconstruction. S’il est indubitablement politique, le parcours de l’exposition milite ainsi pour la part d’humanité essentielle reliant les individus à leur communauté de destin et à la variabilité infinie de ses formes.
Comme un programme, on découvre la succession d’œuvres employant tous les médiums de l’art classique et contemporain, de la sculpture à la peinture, de la vidéo à l’installation. Au centre de son travail, le slogan, qu’elle considère elle-même comme un outil de mesure des tensions au sein de la société se voit ainsi utilisé avec malice pour évoquer la gravité de situations précaires mais aussi la légèreté de mantras reflétant la pensée en kit de sociétés libérales. Loin d’être seulement ironique, ce glissement entre les champs permet à l’œuvre de Bajevic d’embrasser un spectre plus large et de mettre en jeu un œuvre qui a lui aussi trait à l’espace public.
Là, le code et la convention résonnent étrangement avec l’assertion dérivée d’un texte d’un autre artiste Mladen Stilinovic écrite à l’aide de tubes de néon, « An Artist Who Has No Country Is No Artist », reflet des doutes et interrogations d’une créatrice qui fut elle-même confrontée à l’exil. D’absurde et péjoratif, la persistance dans l’espace du message se meut en une injonction inquiétante, une tragique mise en garde de l’histoire qui rappelle toute la responsabilité du regardeur dans le parcours de l’artiste pour que l’appartenance nationale ne soit jamais la condition d’existence de la création. La multiplicité des slogans au sein d’installations lumineuses dessinant leur reflet sur le sol sonne comme la métaphore d’une histoire « pavée d’intentions » qui ne sont peut-être pas les plus bienveillantes et de préjugés tenaces. Maja Bajevic nous entraîne ainsi à sa suite dans la myriade de questionnements, de préjugés et de stratégies de défense parfois non-intuitifs qui peuplent les existences d’êtres humains confrontés à l’arrachement. Qu’est-ce qui se brise et comment ces cicatrices permettent à des altérités de germer ? Frontale et polysémique, sa réponse plastique met en scène cette réflexion à l’œuvre, glissant derrière les expériences et les expérimentations la possibilité de mettre en crise le sujet.
Brodés sur des tissus traditionnels, des figures schématiques de statistiques touchant à la place des femmes dans le monde inscrivent leur forme plastique dans la durée et mêlent science et artisanat dans un jeu subtil de sentiments. L’adresse intime à un partenaire distend vertigineusement l’écart entre l’objectivité du chiffre et la réalité brute du subjectif. Une sensibilité qui fait écho au trait particulier de cette exposition qui voit l’artiste inscrire un angle profondément fragile dans l’échappée de son art, d’ordinaire plus centré sur le conceptuel. Avec sa série de peintures et son travail de céramique, Bajevic suspend la médiation de tout intermédiaire et tend vers la douceur et la fragilité d’une création qui s’expose à ses propres failles, à ces lignes de vie qui ont échappé à sa décision. De sa main à l’œuvre d’art, le trajet est immédiat.
Ainsi sa série de peintures explore à travers un avatar, Marcelle Marcel, un champ passionnant d’une production picturale réincarnée, un imaginaire pensé par l’artiste comme produit de l’étudiante insouciante qu’elle aurait pu être si l’histoire n’avait pas porté de coups à la sienne. Se glissant dans la peau de cette variation qu’elle s’approprie et fait résonner avec une liberté absolue, le corpus d’œuvres qu’elle propose oscille entre figures fortes et expressionnisme fougueux. Si les styles s’y emmêlent, si les structures et les compositions s’opposent, un même souci de fondation et de construction les anime. Silhouettes comme bâtiments dessinent une grille architecturale autour et à l’intérieur desquels s’ébattent des sentiments emmêlés, une métamorphose analogue à celle de corps enfiévrés de jeunesse qui est aussi une forme de liberté retrouvée, celle de l’artiste renouant avec le risque absolu de s’exposer là où on ne l’attend pas. Vivace et réjouissant, l’ensemble nous plonge dans le tourbillon d’une adolescence en couleur de l’esprit humain où affleurent les moments de grâce dans la gravité de l’indécision. À l’image du portrait sidérant et sidéré Freak ou du très beau Two Men and a Girl qui fait vibrer un coucher de soleil saisissant sur une mer qui s’éprouve à la dérobée, accidentelle comme le regard effacé et pourtant intensément présent d’un homme qui fuit le nôtre.
Comme à la recherche d’une voie de traverse qu’il s’agirait d’emprunter et la référence à « De l’utilité du beau » de Victor Hugo dans le texte de présentation nous en présente certainement une. Il y a, nous dit-il, « de l’exception dans l’admiration, une espèce de fierté améliorante gagne [qui se confronte au beau]; il se sent élu ; il lui semble que ce poème l’a choisi. Il est possédé du chef-d’œuvre. » C’est alors cette appartenance, mise en doute par les épreuves et les exils (“an artist who has no country is no artist”), qu’il s’agit de tisser à nouveau, en faisant se rejoindre, comme sur ses broderies, tous les contraires. Le beau devient la raison et le droit de chacun d’appartenir à autre chose qu’à soi, à autre chose qu’à l’autre.
Exposition Maja Bajevic, Damaged Goods, à la galerie Peter Kilchmann Paris, du 06 janvier au 22 février 2024.