Na Liu — Interview — Le Plateau
Chez Na Liu, le fantastique épouse le quotidien et le mondain se pare d’une destinée cosmique, faisant du moindre élément familier l’ingrédient secret d’un rituel magique. La combinaison récurrente des éléments liquide et feu en mouvement documentent une alchimie fantastique que ses tableaux figent en un catalogue ésotérique et sensible.
Car derrière ces couleurs éthérées, ces organes délirées et ces sécrétions magnifiées, c’est dans notre rapport au réel que s’inscrit l’artiste, sondant la puissance de la représentation et de l’imaginaire face aux places qu’il nous assigne. Espace mental, espace social et espace familial sont autant de cercles concentriques qu’elle fait se chevaucher pour en brouiller les frontières et donner corps, par l’image, à un biais qui nous émancipe du monde sans nous en abstraire.
Guillaume Benoit : Comment définiriez-vous votre démarche, vos obsessions et qu’est-ce qui vous a poussé à emprunter le chemin de la création plastique pour les mettre en scène ?
Na Liu : Mon travail se concentre autour de la narration qui englobe deux aspects essentiels. D’une part, « quelle histoire raconter ? » : depuis 2020, je m’intéresse au rôle des femmes dans la sphère familiale et leurs valeurs personnelles. D’autre part, « comment raconter cette histoire ? » qui est la partie cruciale et captivante du processus créatif. Mon travail comprend plusieurs médiums, de la peinture au dessin en passant par les installations et la vidéo, avec potentiellement d’autres perspectives dans le futur. Généralement, je pars d’une sensation globale ou d’une expérience que je souhaite transmettre. Ensuite, je réfléchis au médium ou matériau qui permettrait d’atteindre au mieux l’effet désiré. Lorsque je découvre une idée nouvelle et intrigante, l’excitation est à son comble. Celle-ci me pousse à relever les défis de la création et à exprimer visuellement les sentiments que j’ai insufflés au projet. Avant de m’embarquer dans cette aventure, j’ai exploré divers domaines tels que le théâtre ou la mode. Ces expériences m’ont permis de mieux me connaître et de préciser mon travail tel qu’il se développe aujourd’hui.
Certaines figures de l’histoire de l’art ont-elles contribué à façonner votre univers esthétique et quelles démarches continuent de vous influencer ?
Oui, de nombreuses figures de l’histoire de l’art ont profondément influencé mon travail. Par exemple, dans le domaine de la peinture, je me suis vraiment intéressée aux mondes créés par Leonora Carrington et Remedios Varo, car leurs œuvres regorgent d’une imagination merveilleuse. Cependant, mes influences vont au-delà des seules figures de l’histoire de l’art. La chorégraphe Pina Bausch a également eu un impact profond sur mon travail. J’ai passé beaucoup de temps à regarder ses chorégraphies, fascinée par sa manière de traduire des émotions abstraites. Je suis également captivée par sa manière de sélectionner des histoires, des images parmi une multitude de questions et de les organiser en récits. Son utilisation des accessoires, sa gestion des acteurs et de leurs interactions me laissent très admirative. L’utilisation de la métaphore par Matthew Barney a également influencé de manière significative mon travail.
La déformation, la porosité et l’écoulement sont des éléments essentiels de votre grammaire visuelle, sont-ils une manière de parler d’un monde toujours en mouvement ou une manière d’évoquer la communication permanente des éléments entre eux ?
C’est une excellente question. Je tiens à souligner que ces éléments n’ont pas été consciemment explorés et mis en avant par moi. Mon travail contient une combinaison d’exploration consciente avec une grande partie inconsciente. La façon dont ces aspects inconscients se manifestent continue de guider ma manière de faire. Je suis avide de les explorer, de les comprendre, tout en souhaitant qu’ils conservent leur mystère. C’est peut-être pour cette raison que la déformation, la porosité et l’écoulement m’aident à transmettre ce sentiment de mystère et me permettent la construction d’un monde visuellement dynamique, en constante évolution et sans fin.
L’image est-elle une manière de donner à sentir ce que l’on ne peut toucher ? Souhaitez-vous, à travers vos inventions, créer l’image d’un autre monde possible ou au contraire nous encourager à observer le nôtre avec des yeux nouveaux ?
Oui, les images sont des moyens de percevoir l’intangible. Ces images peuvent être statiques, comme mes peintures et croquis ou dynamiques comme mes films. À travers des moyens visuels, les émotions, les concepts et les expériences peuvent être transmis, transcendant le monde matériel et guidant les spectateurs vers une autre dimension. J’ai souvent pour objectif d’évoquer des images d’un autre monde possible dépassant la réalité et rempli d’imagination. En même temps, je cherche à encourager les spectateurs à percevoir le monde réel avec un regard neuf, acquérant ainsi une compréhension plus profonde d’eux-mêmes et de leur environnement. De ce fait, mon travail est donc à la fois une évasion hors de la réalité et une réflexion et exploration de celle-ci.
La littérature semble très présente dans votre travail, quelles œuvres vous ont marquée qui continuent de vous accompagner dans votre création ?
La littérature occupe une place importante dans mon travail et les méthodes de travail des écrivains m’ont profondément inspirée. Depuis que je suis très jeune, les œuvres littéraires m’ont influencé de manière imperceptible. Dans l’histoire littéraire chinoise, il y a un chef-d’œuvre intitulé Le Rêve dans le pavillon rouge, écrit par Cao Xueqin. Après avoir vécu le déclin de sa famille, du sommet de la société féodale à son nadir, il lui a fallu dix ans pour terminer ce livre. J’ai lu cette œuvre très jeune, et bien que l’histoire soit autobiographique, l’auteur déroule le récit avec une touche mystérieuse. La ville où j’ai grandi, Nanjing, est étroitement liée à son auteur. En m’immergeant dans cette histoire, qui remonte à plus de 300 ans, j’ai constaté que de nombreuses coutumes culturelles anciennes mentionnées dans ce livre existaient toujours. Tout dans cette histoire est rempli de métaphores et la frontière floue entre narration et réalité m’a fascinée. Je crois que lorsqu’une histoire est assez vaste et détaillée, nous pouvons vraiment nous y immerger et même errer entre les paragraphes. Ainsi, lorsque j’ai commencé mon travail artistique, j’ai également souhaité offrir cette même expérience. Outre Le Rêve dans le pavillon rouge, de nombreux autres écrivains m’ont influencée, tels que Jorge Luis Borges avec sa réflexion sur la structure narrative ; Herta Müller avec sa poésie de collages ; toutes les œuvres de l’écrivaine Jeanette Winterson que j’aime beaucoup, et les écrits de Gertrude Stein qui ont également eu un fort impact sur moi.
Vous naviguez dans votre travail entre plusieurs langues, ce rapport à la traduction participe, on l’imagine, de votre quotidien ; s’agit-il d’une source d’inspiration ?
Oui, ma vie quotidienne implique ma langue maternelle, le mandarin, ainsi que l’anglais et le français. Pendant les phases de recherche et de préparation de chaque projet, je me plonge dans de nombreuses lectures et je collecte des fragments de textes qui englobent le mandarin, l’anglais et le français dont je m’efforce de préserver les expressions originales tout en les traduisant. Cependant, je suis consciente que les informations que j’accumule ne sont pas toujours complètes en raison des différences culturelles et des variations dans la compréhension et la perception. Néanmoins, je trouve cette diversité intrigante car elle suscite une multitude d’images, d’associations et d’expériences uniques. Je compose également des poésies sous la forme de collages en utilisant ces fragments de textes. Beaucoup de mes poèmes sont multilingues et leur fusion crée un rythme particulier. Réciter de telles poésies multilingues est vraiment envoûtant. À l’avenir, je songe à intégrer ces éléments sonores dans mes œuvres mais, pour l’instant, cela reste encore expérimental.
Y-a-t-il des éléments qui tiennent à la culture proprement chinoise dans votre travail qui seraient moins identifiables pour d’autres imaginaires ? Cherchez-vous à les expliciter ou au contraire utilisez-vous ce mystère pour maintenir une part d’indécision dans sa réception ?
En réalité, mon travail n’incorpore pas d’éléments distincts de la culture chinoise, ou tout du moins, ils ne sont pas présentés de manière évidente. Bien que les thèmes féministes que j’explore puissent résonner davantage en Asie, lorsque je m’approprie ces récits, je m’efforce d’utiliser des symboles et des motifs qui transcendent les frontières culturelles. Mon objectif est de découvrir des modes d’expression universels favorisant un dialogue qui résonne avec un public diversifié, plutôt que de cibler des groupes spécifiques.
Votre installation au Plateau s’attaque directement à ce rôle symbolique de la femme, évoquant tour à tour la tâche domestique, la tâche mythologique de Pénélope et la somme de désirs enfouis dans le silence. Ce projet pourrait apparaître comme une synthèse de nombre des enjeux qui vous animent. Comment s’inscrit-il dans votre œuvre ?
Ce projet englobe en effet plusieurs sujets qui me préoccupent, mais en réalité, tous ces problèmes gravitent autour d’un personnage féminin qui est perdu et en lutte avec des émotions refoulées et ses propres valeurs. Dans cette exposition, j’utilise de nombreux éléments symboliques et métaphoriques, les tissant à travers différents récits et médiums. J’apprécie de présenter différentes significations symboliques à travers différentes interprétations visuelles du même élément. Par exemple, j’utilise des « fils » pour symboliser le guidage, exprimant la confusion et la lutte de la protagoniste entre les attentes sociétales et ses valeurs personnelles à travers des formes labyrinthiques. Les motifs sur les doigts suggèrent un chemin et une destinée inévitable, tandis que les lignes rouges révèlent les désirs et les aspirations profondes de la psyché féminine. Tous ces symboles sont organisés à travers des « lignes », présentant une connotation riche et complexe.
Qui (ou quoi) est alors cette Mme. XX au centre de l’exposition ?
Mme XX est un personnage fictif au cœur de la série de films Sinking, Mrs. XX Welcomes You. Son essence résonne à travers les femmes de la génération de ma mère, notamment dans le tissu social de la Chine et de l’Asie où j’ai grandi. Beaucoup de femmes de cette époque se sont retrouvées piégées dans une multitude de rôles, notamment en tant qu’épouses et mères. Souvent, leurs décisions n’étaient pas délibérées mais plutôt dictées par les attentes sociales avec peu de place pour la remise en question ou l’opposition. Dans le premier chapitre de la série situé dans la cuisine, les émotions dissimulées de Mme XX se révèlent à travers ses interactions avec des objets du quotidien. À travers deux films, des images récurrentes d’yeux — fond bleu dans le premier, fond rouge dans le second — symbolisent le regard introspectif de ma génération sur nos prédécesseurs. Nous avons bénéficié d’une plus grande latitude de la part de la société pour nous examiner mais aussi pour examiner les circonstances des femmes des générations précédentes, favorisant ainsi une perspective plus objective et « discernante ».
Derrière l’inquiétante étrangeté de vos univers déformés, derrière la force de flammes que l’on devine agitées règne une étrange quiétude qui procède de l’indistinction entre le flou liquide et la déformation par la brûlure. Cette dimension sensuelle est-elle essentielle chez vous et reflète-t-elle, au final, un certain « contraste » propre à l’engagement artistique, aussi capable de dénoncer l’enfermement que d’accompagner vers l’émancipation ?
Je me concentre en effet sur le rythme et la cadence de la narration. C’est un peu comme une composition musicale qui dépeindrait un feu ardent : juste avant l’apogée brûlante, il y a toujours une étrange tranquillité. Ce contraste révèle non seulement des émotions complexes et met également en relief la force vive du feu. Ainsi, je crois que cette dimension sensorielle et cette expérience sont cruciales car elles confèrent à la création artistique une signification plus profonde. Grâce à ce contraste, les visiteurs peuvent ressentir des émotions et des pensées plus riches, tout en acquérant une compréhension plus profonde de son message. Cette relation complexe entre la tranquillité et l’ardeur du feu est un élément clé de ma démarche.
1 Un partenariat avec la Bourse Révélations Emerige 2023. Le Frac Île-de-France s’est associé à la Bourse Révélations Emerige 2023 en choisissant une artiste parmi les 12 nommés aux Révélations Emerige pour lui permettre de présenter son travail dans le cadre d’une exposition personnelle dans la « Project Room » du Plateau.