Marcel Storr — Galerie Loevenbruck
La galerie Loevenbruck présente une exposition exceptionnelle de Marcel Storr, génie autodidacte dont elle représente désormais la succession. Décédé en 1976, il aura passé sa vie à l’abri des regards du monde de l’art, ne voyant son œuvre partagée que sur l’insistance de sa femme auprès d’une de ses connaissances Liliane Kempf, qui partagera avec son mari les dernières années de la vie de Storr.
Marcel Storr — Oeuvres choisies @ Loevenbruck Gallery from May 19 to July 31, 2021. Learn more Riche d’une soixantaine de dessins, le corpus de Storr fait partie des grands ensembles de l’art autodidacte, évoquant une peinture du XIXe dont le trouble sembla redéfinir la palette d’expression de la matérialité des sentiments. Monnet, Bonnard, Manet, autant de figures tutélaires qui flottent comme des spectres dans les œuvres de Storr.Derrière ces compositions sidérantes, ces vertiges de bâtiments imposant leur singularité comme autant de corps célestes dont il nous offre le portrait en pied, Marcel Storr accumule les individualités architecturales. La précision étourdissante du trait, l’avidité du détail font vibrer les dessins d’un souffle qui tranche avec la fixité impossible de ces édifices. Premier pan dans l’œuvre de l’artiste autodidacte déterminé à achever son œuvre avant sa révélation posthume, qu’il savait inéluctable, la multitude de cathédrales qui emplissent ses carnets de feuilles à dessin réinventent les règles de l’architecture pour recomposer des perspectives vertigineuses qui défient les lois de la gravité. Seuls supports connus de sa fougue créatrice aussi intense qu’ordonnée et cadrée par une vie percluse de handicaps (surdité, analphabétisme), les feuilles imposantes deviennent les feuilles vierges de livres illustrés qu’il aura passé sa vie à construire. Les églises comme des totems recomposent une collection d’idoles qui défient tout aussi bien les préceptes religieux pour assimiler ces objets d’histoire à un ressenti qui lui est propre, qu’il s’affaire à rendre comme il « peut ».
Et le pouvoir de cet autodidacte est grand. Au labeur tous les soirs, il construit une légende dont l’histoire de l’art récente est friande et qui démultiplie la dimension exceptionnelle d’un corpus découvert « In extremis » dans sa totalité, foudroyant par sa richesse mais surtout par la tension constante qui s’y déploie entre irrationalité et cohérence plastique. Car Marcel Storr, c’est d’abord un agencement de couleur, une variation des tonalités qui embrasse le spectre complexe de la pierre, les dépasse et semble remonter à l’essence même de leur perception, glissant du rouge au bleu par le vert. Rehaussé ainsi bien souvent de lignes de couleurs inattendues, le dessin laisse émerger l’organique ceint au cœur du minéral. Les silhouettes de géants de pierre éclatent alors, dans l’espace d’exposition, sur les cimaises immaculées de la galerie. En son centre, un cabinet aux murs noirs invite à l’intimité et fait par là ressortir notre proximité à tous avec l’œuvre d’un autodidacte pourtant enfermé dans sa mission. C’est ce paradoxe qui donne toute son efficacité et son charme fulgurant à un œuvre dont l’intensité bouscule et déborde les représentations sans autre forme de procès. Une évidence qui passe par le vertige.
Car Marcel Storr explore hauteurs et abysses dans la diagonale, dans l’angle tendu, virant avec toujours plus de force vers un pôle magnétique, plein Nord, qui attire à lui ces perspectives avides de verticalité. Il cherche des visions à s’étourdir lui-même dans un vertige inversé, au pied de ces édifice immenses dont la hauteur, si elle et rendue avec une émotion palpable et éminemment partageable, se caractérise tout autant par ce flottement inquiétant de la base. Comme s’il en annulait la dimension terrienne, voire mondaine, les rez-de-chaussée d’églises, pourtant riches de parures et éléments souvent à l’origine de l’admiration des hommes pour leurs lignes, paraissent souvent chez Marcel Storr légèrement mis de côté, relégués derrière un besoin viscéral de perspective à marquer dès avant le niveau du sol. La surface du sol, en un certain sens, s’éprouve elle-même comme un niveau qui imposerait déjà l’ascension. L’horizon évanoui, relégué à un hors-champ que sa peinture abandonne à d’autres, le point zéro de l’altitude se donne ici comme un mur qui contiendrait déjà sa part d’effort à gravir.
Quand Gilles Deleuze lisait en Antonin Artaud la faillite de la surface, voyait en toute schizophrénie une rupture du sol, une plongée absolue dans la chute constante, Marcel Storr, lui, relève dans la bascule de sa perspective le bord même de la surface. L’architecture n’émerge plus du sol, la bâtisse n’est pas érigée, elle est additionnée, posée en supplément « par-delà » une surface montagne. Le vertige de Marcel Storr n’est donc pas la chute mais cet instinct de survie de l’imaginaire de fixer l’impossible ascension de l’homme vers un point que lui-même ne pourrait atteindre, trop occupé à escalader déjà le plan qui l’entoure. Les esplanades figurant leur base apparaissent dès lors comme autant de remparts aux perspectives impossibles, figurant la chute à venir des hommes, des voitures et des autobus si d’aventure ils tentaient même de rejoindre la base de l’édifice.
Les clés de voûte se font remparts, les ornements devenus meurtrières, chacun des géants de pierre apparaît comme une entité ayant mis au banc toute tentative de pénétration humaine. Les vitraux aveugles ne laissent que peu de place au doute ; les hommes, relégués hors de leurs murs, n’ont rien à espérer de ces ensembles qui les tiennent à distance.
Face à eux, seuls les arbres, les tailis et les bancs, gardent une fixité salvatrice ; réminiscence de son quotidien d’agent d’entretien d’un Bois de Boulogne, cerné dès les années 1960 par les tours grimpantes du quartier nouveau de La Défense. Des cîmes impossibles et sidérantes analogues à celles qui dévorent les perspectives de cet artiste obsédé par le vide à venir d’une destruction. Car c’est bien Paris tout entier qu’il imaginera bientôt condamné, donnant à sa pratique la qualité d’une mission d’information destinée à constituer le modèle de la reconstruction future. Comment alors s’assurer de conserver les traces de ce monde autrement que de figurer celui qu’il lit, celui qui le surplombe et qu’il a pourtant fait sien ?
Si la vie de Storr aura été marquée par les difficultés, les douleurs et le handicap de troubles psychiatriques, l’exposition de la galerie Loevenbruck témoigne avec grâce de la manière dont son œuvre a su se nourrir non seulement de l’obsession et de l’urgence du faire, de l’angoisse mais aussi d’une certaine conscience d’un talent surhumain de méticulosité, de précision et, plus que tout, de composition pour faire passer, à travers des lignes dressées sur du papier, le reflet d’un monde qu’il habitait et qu’il nous reste encore à inventer.