Andra Ursuta — Galerie David Zwirner, Paris
À travers un rapport passionnant à la matière, l’artiste roumaine Andra Ursuta (née en 1979, vit et travaille à New York) souffle le chaud et le froid à la galerie David Zwirner, découvrant à Paris le voile sur un œuvre qui, depuis une dizaine d’années, fait vibrer la scène états-unienne et internationale.
Derrière les couleurs éclatantes, la lumière carnavalesque de ses sculptures humanoïdes en pleine parade, les membres objets qui les composent cachent une révolution des valeurs qui pourrait tout aussi bien s’apparenter à une révolte. Une expérience intrigante où la fragilité des traits ciselés se mèle à la brutalité et à l’épausseur inébranlable de leur support, les blocs de parpaing banals devenant motifs d’une mise en scène de figures héroïques à deux doigts d’éclater.
Pour sa première exposition à Paris et avec la galerie Zwirner qui la représente depuis 2020, l’artiste poursuit le sillon d’un travail qui s’attache à fouiller les mémoires, l’histoire et les errances d’un présent en les matérialisant dans un matériau aussi dur que fragile. Moins ancrée dans l’esthétique du choc que de précédentes séries disposant au sol des corps hyperréalistes de femmes, usant de symboles renvoyant à l’esthétique de la mort, des capuches du Ku Klux Klan aux exécutions au nom de la religion, au nom de la politique aussi, Andra Ursuta, pour qui l’art est une manière de mettre à l’épreuve, de “tester en situation réelle des éléments perturbants”1.
Un rapport à la mort que poursuit cette artiste fille de professeur d’histoire grandie dans une petite ville de Roumanie qui se révait alors peintre et qui déclinera, dès les premières années de sa carrière, une esthétique de la mort (cimetières, explosions nucléaires, terrorisme) dont l’évolution plastique et la transformation constante tranchent avec la frontalité apparente du propos. Son éloquence et les multiples échos à la récupération, à la fantaisie d’un imaginaire post-industriel se voient ainsi équilibrés par une distanciation propre aux codes de la représentation artistique, du jeu et, in fine, de la comédie. Une distance là encore entretenue par les nombreuses expériences, de la performance à la création d’objets de décoration, qu’elle aura au sortir de ses années d’étude menées à New York, qu’elle rejoint à la fin des années 1990.
Entamée lors de la Biennale de Venise 2019, la série présentée dans l’exposition Void Fill décline les formules pessimistes en s’appuyant sur des figures mythiques de l’art et une esthétique traditionnelle entre fantasme et folklore. Manches relevées et fichus sur la tête, ses femmes traduisent la pénibilité du travail extérieur autant que la longévité et la répétition de codes vestimentaires dans un monde qui les bouscule de plus en plus vite. Ses sculptures de verre sont autant de variations précieuses sur les contraintes sensibles qui corsètent les existences et tracent ainsi une constante dans l’histoire même de nos représentations, s’attaquant avec un regard décalé à des sujets morbides, de la violence domestique à l’exclusion, jusqu’à l’extermination.
Lumineuse donc, et ironique, la farce n’en est pas moins chargée d’une inquiétante promesse, celle d’un crépuscule de nos idoles pour révéler ces nouvelles icônes brinquebalantes, constituées de corps effrayants, assemblages d’objets de consommation moulés entre eux jusqu’à désinvestir le corps qui, de sujet orné par sa mise, devient simple support aux lignes familières et standardisées des objets de prêt-à-porter.
Les poses lascives ne se départent jamais d’un certain maintien ; on se pame et l’on s’offre ici dans un jeu sensuel ambigu, comme échappé d’une galerie de l’évolution qui nous promettrait le carnage. Trouvant une résonance esthétique particulièrement aiguë avec les environnements industriels, la scénographie minimaliste et la hauteur sous plafond permettent aux sculptures de déployer leur singularité tout en conservant une familiarité intime avec leurs voisines.
Assez sobre, le parcours ménage ses effets et la folie contenue dans les sages associations d’organes monstrueux pour révéler sa vraie nature spectaculaire avec une fin en apothéose où les couleurs, prisonnières cette fois de la surface plane, s’agitent et se percutent dans des explosions inattendues. Là, l’explosion aux rayons X, laissant entrapercevoir deux mains tenant, innocentes, la tige d’une fleur dans une analogie phallique que l’on laisse à l’interprétation de chacun, répétée en une suite de variation chromatique à l’efficacité esthétique indéniable cette fois, dessine un paysage vibrant de la beauté de sa fin.
1 Interview par Christopher Bollen pour Interview Magazine
Exposition Andra Ursuta, Void Fill, galerie David Zwirner, jusqu’au 09 octobre 2021.