La Brèche — Galleria Continua, Paris
La Galleria Continua propose jusqu’au 31 octobre une exposition qui met à l’honneur les artistes cubains qu’elle représente en les réunissant autour d’un thème qui explore non seulement la spécificité d’un territoire dont l’histoire continue de déterminer le rapport à l’art mais aussi la condition même de l’artiste et sa capacité à creuser dans le réel pour nous atteindre ; la brèche.
Seule galerie internationale officiellement installée à Cuba, la Galleria Continua tisse depuis l’ouverture de son antenne en 2015 à La Havane, un réseau qui lie trois générations d’artistes cubains nourris d’imaginaires différents, d’ambitions et de problématiques singulières. Leur réunion dans cette exposition thématique, véritable événement pour la scène parisienne qui ne les aura vus que très rarement présentés, constitue une fenêtre précieuse sur des travaux empreints, pour nombre d’entre eux, d’une pesanteur passionnante qui laisse entrapercevoir la multitude de sentiments qui émaillent ces vies dont la liberté, certes surveillée et soumise à l’injonction d’une négation de toute critique ouverte face à l’autorité, se mesure face aux épreuves. S’emparant du thème de la brèche qui lui donne son titre, l’exposition invite les artistes participants, autour d’œuvres créées pour l’occasion ou d’autres, plus anciennes, à développer une réflexion à partir d’une citation d’Ernesto Sabato tirée de son ouvrage La Resistencia (2002) : « L’être humain sait se frayer de nouveaux chemins à partir d’obstacles car l’espace d’une brèche suffit à la vie pour renaître ».
Délabrement, désaffection, abandon se voient dépassés par la capacité de chacun d’inventer ses règles de création, les conditions, limites et possibilités au sein desquelles laisser s’ébattre la création, explorant cette possibilité d’investir le moindre espace de liberté pour y creuser la voie d’une narration existentielle, imaginaire ou plus contemplative.
Sans emphase et avec une sobriété heureuse, à l’image de l’aménagement du nouvel espace parisien de la galerie, l’exposition ouvre le dialogue sans forcer les hiérarchies entre des acteurs qui, s’ils se connaissent et se fréquentent, partageant pour certains une même formation, ont choisi des voies très différentes d’expression et sillonnent les formes chacun à leur manière. Usant de symboles lisibles ou pratiquant au contraire une subtile discrétion éloquente, ils expriment les tensions vives qui agitent une terre aussi fantasmée que génératrice elle aussi de fantasmes.
Le contact avec la nature, au cœur de nombreuses problématiques des œuvres présentées dans l’exposition devient un leitmotiv ; la brèche est ramenée par Yoan Capote à cette trouvaille d’une révélation, par la destruction même, de la « racine » ayant supporté la construction préalable. Dans la terrible dureté de l’histoire, il nous confronte à une mer agitée qui évoque tout aussi bien la majesté des éléments que l’impuissance de candidats à l’exil disparus dans ses pièges. Figurée par une quantité immense d’hameçons, sa plasticité se révèle dans la froideur et le contraste. Ses arbres, eux, se trouvent enchaînés par une paire de menottes monumentales, comme une répétition absurde et absconse de l’injonction à l’obéissance, soulignant par la rencontre entre le matériau de synthèse et la racine organique plantée au sol, la tautologie d’une condamnation surréaliste à l’isolation. L’intensité, la force du souvenir concourent à l’éloquence du geste ; les images d’Épinal d’un territoire mondialisé par le biais d’images cartes postales s’érode ici sous l’influence de vies qui, de l’autre côté du miroir, en extraient un réel plus complexe. Derrière la force des symboles, la recherche plastique marque ce sentiment de délabrement à la manière du paysage puzzle de Carlos Garaicoa, qui confronte l’image d’une construction avec sa façade en ruine, carapace malade de symboles de puissance délités.
D’où peut-être l’émergence, dans le parcours, d’une esthétique de la réparation. D’abord avec Jose Manuel Mesias, qui recycle des matériaux et objets trouvés pour créer des figures inédites, mettant ainsi en valeur la singularité de chaque élément composant notre environnement et forçant par là le regard à déceler la possibilité de l’inconnu. Mais aussi Osvaldo Gonzalez, qui utilise le scotch et détourne ainsi un objet du quotidien pour en faire l’outil principal d’un œuvre d’une efficacité redoutable, piégeant la lumière dans son marron caractéristique pour en révéler le large spectre qui n’adhère alors plus seulement à la matière. Ses installations et ses compositions tissent une toile spectaculaire qui dessinent dans l’espace une grille concrète simplifiant sa complexité pour inventer une lecture géométrique qui le synthétise autant qu’elle fait naître une nouvelle profondeur, palpable, de la lumière.
La réparation, encore, est au cœur de Re-territorializacion, une vidéo aussi radicale que le message qu’elle porte, montrant l’artiste Susana Pilar réaliser une performance. Seule, en silence et face à la scène, nue, elle « interchange » ses poils pubiens avec ses cheveux, proposant une variation autour de la logique d’appropriation de la culture et de l’identité. Cette « mutilation » résultant en transformation subtile des apparences touche profondément à l’identité et à la capacité de l’histoire d’altérer les comportements individuels et collectifs dans la rencontre d’individus aux parcours culturels différents. L’exil, la migration deviennent ainsi vecteurs d’une marque appliquée au corps, ici féminin, que la broderie minutieuse qu’elle exécute, geste renvoyant à une tradition immémoriale des êtres humains de tous les continents, inscrit dans un fonds universel devenu, par définition, toujours mouvant. Une entrée passionnante dans un œuvre que la Galleria Continua avait présenté en 2018 aux Moulins qu’on espère revoir rapidement à Paris.
Avec Alejandro Campins, la volonté est assumée de fuir toute représentation de soi en s’attachant à rendre, dans leur dénuement, des constructions de temples bouddhistes, îlots de résistance aux éléments que l’on devine hostiles, dressés comme ils le peuvent en bord de crêtes. Retranscription de photographies, ces peintures solitaires rendent un état du monde qui dit beaucoup de la capacité ou, à tout le moins, de la possibilité pour chacun de s’extraire de sa condition immédiate, témoignant autant qu’invitant le spectateur à laisser divaguer son esprit. À leurs côtés, dans un silence qui évoque leur paradoxale fragilité, les plaques de marbre entreposées par Elizabet Cervino accentuent les contrastes, évoquant tour à tour, dans leur position intermédiaire, les richesses exhibées par des édifices de pouvoir masquant à grand peine la misère d’un pan de la population, la rigueur et la pénibilité du travail de ceux qui les extraient des mines locales.
Un dialogue fructueux avec les peintures abstraites de Jose Yaque, qui appose sur la toile des masses de liquide dont les mouvements impriment une série de motifs arbitraires et dirigés pour les emprisonner ensuite sous une couche de plastique qui y creuse des veines irrégulières. Au cœur de ce processus, la matière peinture devient un bien préservé, s’exprime en tant que telle et répond au besoin de conservation d’un bien rare, ici mis en scène. Une peinture du geste qui congédié le pinceau, mettant en jeu une série d’actions et de décisions qui, in fine, tendent à observer le processus « naturel » du contact entre le pigment et la toile, laissant les veines se raccorder comme on observerait un minéral se former. La conservation et l’apparat sont au cœur des autres pièces de cet artiste protéiforme qui, si elles apparaissent d’abord essentiellement opposées, résonnent en réalité avec une grande profondeur. Dans des buffets élégants, Yaque dispose des bouteilles en verre emprisonnant dorénavant des plantes qui diffusent dans le liquide les éléments solubles qui les composent. Une tentation analogue de mettre en valeur, après leur disposition initiale pensée par l’artiste, le travail, par la nature, de la matière et le souci de la conserver, loin d’être incompatible avec les rituels et les dispositifs d’apparat que la culture a mis en place. Une manière radicale de souligner l’absurdité plus grande encore de tout ce qui pourrait menacer cette liberté. La vibration, perceptible ou silencieuse réunit alors ces deux œuvres dans un rapport fondamental au sol, au mouvement sourd ou sensible de la tectonique des plaques dont l’activité incessante perce, en tous sens, une multitude de brèches sous une surface qu’il est peut-être nécessaire de creuser pour en imaginer les possibilités.
Embrassant ainsi le monde qui excède en ce sens premier les frontières, les artistes présentés dans La Brèche se rejoignent dans le souffle d’une urgence existentielle pour eux dont l’histoire s’est confrontée à une succession de régimes conscients de leur isolation culturelle et géographique, enfermée par les limites d’une terre insulaire dont l’indépendance continue de nourrir les paradoxes.
Si métaphores et symboles s’affirment avec parfois un certain excès, la volonté sensible de prendre à bras le corps les possibilités offertes par l’imaginaire pour échapper aux contraintes des hommes devient un enjeu essentiel de la présentation. Encore faut-il entendre cette « résistance » qui parvient à sortir du cadre seul de la dénonciation, ici habilement détournée pour présenter une logique de la diagonale, une capacité de chacun de ces artistes à s’emparer d’une idée, d’un élément de la nature pour développer un récit riche d’enseignements pour une vie possible.
La Brèche, exposition du 16 septembre au 31 octobre 2021, Galleria Continua, Paris.