Mark Dion — Galerie In Situ — fabienne leclerc
Entre les reproductions, les objets de récupération, les installations et les aménagements, Mark Dion élabore un cabinet de curiosités ambitieux à la galerie In Situ — fabienne leclerc qui nous invite, d’une manière ambiguë, à la contemplation comme à recevoir, sans dogmatisme autre que celui de l’urgence, la leçon.
Tourné depuis ses débuts dans les années 1990 vers la nature, l’œuvre de Mark Dion s’est toujours voulu fragmenté et fragmentaire, poursuivant des pratiques du dessin, de l’installation et de la recherche dans un rapport critique (au sens premier du terme) aux pratiques muséales des sciences de la nature. Ancrée donc dans le partage et la mise à disposition du savoir, son œuvre se nourrit de son sujet autant qu’elle donne à matière à réflechir sur lui, allant dernièrement jusqu’à participer à l’organisation même des collections de musées.
Né du constat d’un manque, dans ses premières années d’apprentissage, de réflexion pérenne à l’égard de la nature, Mark Dion envisage sa pratique à l’aune de l’urgence que suppose son traitement. Sans s’interdire l’utilisation de la pédagogie et en maintenant une distance salutaire dans un humour tout en retenue, il développe depuis une vingtaine d’années un œuvre fort où les frontières, brouillées, font résonner par analogie l’impossibilité pour l’homme de maintenir une position extérieure à la nature. Organisant sa pratique majoritairement en fonction du lieu qu’il occupe, Mark Dion établit un jeu de pistes qui dénoue autant de fils qu’il poursuit et réinvente à chaque exposition pour faire avancer une recherche qui ne se départit jamais d’un besoin profond de découverte.
Si la multitude de références aux premières tentatives de collection, à l’esthétique de la classification à marche forcée d’une nature par essence plus complexe sont nombreuses, c’est avec une délicieuse ironie que sa part de ruptures et de modélisations d’un nouveau rapport au savoir se révèle, prenant de court le plaisir du spectateur de se retrouver dans un univers familier, presque accueillant et dont la séduction cache des raccourcis qu’il est primordial de déplier.
À la base de son travail, les objets et images permettent à son œuvre d’évoluer en s’appuyant sur des points saillants de l’intérêt général matérialisé dans un artefact. Sa présentation Back to School, si elle n’élude pas complètement une certaine portée ludique, n’encourage pas à la manipulation et nous place plus en vis-à-vis qu’en acteurs. Comme un dernier appel avant la fin d’un monde, cette injonction sonne la fin de la récréation, l’urgence de se confronter à la réalité de la situation.
Le parcours débute par une plongée dans l’obscurité, à la rencontre d’une arche de Noé matinée de mythe de la caverne, où des couples de volatiles perchés jusque sur le plafond se révèlent en trompe l’œil, à l’image de leur existence, menacée. Dans ce mausolée aux allures aussi morbides que plaisamment ludiques, le tableau de chasse érige des strates invisibles de sols qui laissent graviter ces corps dans une étrange posture éthérée ; une lévitation absconse propice à l’observation mais hors de toute possibilité de saisir l’essence de son sujet. Cette impasse est la même que celle qui court dans l’ensemble de la présentation, comme une mise en scène de l’impossibilité, malgré tous les efforts, de saisir la réalité d’une étude. Ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que l’effort ne soit qu’une vanité ; le voyage et l’entrée en réflexion sont nécessaires et salutaires, même si loin d’être suffisants.
Ici, les modalités de discours varient à l’échelle des matières que pourrait aborder un enseignement basique. Du cours magistral d’histoire, déclinant les faits en jouant précisément de leur inscription dans un temps donné, de la mise en exergue d’exemples éloquents renvoyant, par de multiples détours ou plus directement à des faits d’actualité, les temporalités et domaines s’emmêlés dans cet apprentissage total, dans cette variation de techniques visant à alimenter le constat d’un échec, décliné sans autre forme de procès que tous les nôtres, du paradoxe de notre besoin de connaissance au risque que nous prenons de manipuler son objet, annulant par là même la possibilité de sa transmission. Les impasses sont nombreuses et si l’aigle américain ne déploie plus ses ailes qu’à l’état de corps mort, l’être humain lui aussi voit pendre son squelette dans une variation de la vanité qui se réfère bien plus à la tragédie de Hamlet de la conscience d’un drame à venir face au crâne décharné et la mise en perspective de son questionnement ; que serait le monde si nous n’étions pas ?
Détournant les codes de l’exposition, Mark Dion opère des incises dans des représentations schématiques qui abordent directement la menace écologique ; de l’anatomie de l’extinction, un dessin de squelette sur les os duquel sont rapportés les actes destructeurs d’une humanité jouissant de sa consommation d’énergie. Une consommation elle-même rapportée dans des camemberts figurant les roues d’un carrosse funéraire ; en son sein repose un cercueil, un avantage encore pris sur le squelette du cheval, condamné, lui, à traîner encore sa carcasse pour remplir sa fonction de guide.
La nature polymorphe de son travail profite au sentiment d’instabilité qu’il installe dans cette exposition ; entre la familiarité de l’intérieur cossu, les signes qui nous rappellent à nos souvenirs d’école (tableau noir, dessins techniques d’espèces) mais aussi la réactivation de certaines de ses pièces, Mark Dion nous installe dans un ensemble instable où sa propre production se mêle à des éléments extérieurs, faits par d’autres et étalés là sans souci de hiérarchie.
Mais précisément, cette leçon s’accompagne d’un certain malaise, un hiatus sensible entre la chaleur des boiseries d’un mobilier bourgeois, le moelleux de coussins prêts à nous recevoir et l’agencement minimaliste et dépouillé des espaces d’exposition. Un tapis peut couvrir le sol, un papier peint (réalisé par l’artiste) a beau couvrir les cimaises, les câbles, tuyaux et angles droits rappellent à tout instant le caractère ornemental d’une telle installation ; notre mode de vie, les façons d’habiter notre intimité, ramenées elles-mêmes au décorum deviennent ainsi instables. Et si c’était jusqu’au sein de notre apathie que Mark Dion voulait planter le dard de sa réflexion, nous signifiant par une voie détournée que ce déséquilibre est celui même de notre manière d’habiter le monde ; que notre corps lui-même pourrait bien devenir, bientôt, objet d’exposition ?
Ce hiatus, alors, c’est la distance outrageusement soulignée entre le drame en cours et le calme d’études, le feu de passions de cabinets de travail, attachant les amateurs à la collection, à la lecture même du monde à travers les prélèvements faits sur la nature, le regard positiviste de maîtres et possesseurs de la nature, allant jusqu’à l’imiter pour penser leur décoration intérieure et agents premiers de leur destruction commune.
Si la menace qui plane sur terre trouve aujourd’hui de plus en plus d’échos politiques et médiatiques, le travail au long cours de Mark Dion, engagé depuis des dizaines d’années sur le sujet, l’intègre à une vision du monde plus globale et plus intimement liée à nos représentations. Le réchauffement climatique, la disparition des espèces n’ont rien d’un drame ; il s’agit de tragédies que notre système de savoir lui-même a contribué à maintenir en activité, n’usant jamais d’une même énergie, d’une même rationalité pour entendre les voix qui, dès le XIXe siècle, constataient avec un sens de la logique implacable la perturbation et l’impossibilité de s’inscrire par l’exploitation dans un cercle vertueux.
Aujourd’hui, la tendance à justifier voire fantasmer une prise de conscience dont les marques de grande distribution se font la voix semble souligner avec plus d’ironie encore notre impuissance collective, elles sont les effets touchent concrètement les espèces évoquées ici. À l’image de l’ours blanc, figure récurrente du parcours et acteur principal d’une série passionnante de photographies déclinant les multiples manières dont il est présenté dans les musées d’histoire naturelles du monde entier.
Par touches, Mark Dion souligne et révèle, en se cachant derrière un mimétisme virtuose, les points saillants d’une histoire dont il corrige les raccourcis ou les manques trompeurs tout en maintenant ouverte une perspective sur l’histoire de l’art, qui offre un reflet passionnant à ses analyses des modalités d’exposition.
C’est le propre d’un artiste capable de perturber les signes mêmes de son intervention pour concevoir une véritable expérience, se jouant de la réalité de la même manière l’esprit, qu’il semble narguer, a cru pouvoir se défaire du principe de la nature. Une spécificité que souligne à propos Natacha Pugnet dans le texte d’introduction de cette exposition revenant sur la mise en crise de la dichotomie nature / culture essentielle dans son œuvre.
Et notre place sur les bancs de cette école réactivée devient le lieu de terreur d’autrefois. Sous couvert d’humour, l’apprentissage se fait à reculons, réorganisant là les savoirs d’une histoire qui se trouve aujourd’hui sous le feu de la critique et apparaît comme parcellaire et dirigée. Sans pour autant la renier, Dion en observe ainsi les limites et, réjoui de glisser à l’intérieur les traces d’un monde que l’on ne regardait que de loin, semble nous encourager à ne pas nous y perdre à notre tour. Jouer avec des choses mortes ne devrait que nous inviter à prendre soin, en urgence, des conditions de possibilité du vivant.
Exposition Mark Dion, Retour à l’école, galerie In Situ — fabienne leclerc, Romainville, jusqu’au 27 novembre 2021.