Biennale de Venise 2019 — Revue de presse
Slash vous propose un bilan de la Biennale de Venise à travers des points de vue d’observateurs du monde de l’art qui offrent la diversité de leurs impressions.
Pour rappel, le programme d’expositions officielles de la Biennale de Venise est constitué de pavillons internationaux indépendants représentant un ou plusieurs artistes dans des expositions autonomes ainsi que d’une grande exposition collective internationale, intitulée cette année « May you live in interesting Times » dont le commissariat est assuré par Ralph Rugoff, directeur de la London’s Hayward Gallery et qui se déploie à travers deux parcours, Proposition A, Proposition B. Une belle et généreuse visite en images proposée par Artnet de l’exposition principale. Proposition A Proposition B
Préoccupé par la réception de tous les publics, le commissaire a fait part de son intention de proposer un parcours ouvert, accessible et lisible. En préambule, on notera cette année l’intérêt sensiblement moindre des grands titres de journaux internationaux autour de la manifestation qui, si elle ne perd probablement pas de couverture médiatique globale avec la multiplication de sites Internet la mentionnant, ne se voit plus autant accompagnée des grandes recensions qui en faisaient le sel.
Des temps intéressants donc, selon un commissaire qui présente un ensemble largement affranchi des angles et lignes droits, où les repères semblent s’emmêler dans une esthétique qui s’émancipe, par avance, de toutes les récupérations que leurs anciens du modernisme ont vu échoir à leur production. Loin de se borner à un art qui visualise le futur de la société, il engage bien souvent à s’en déprendre, à piéger design et esthétisme « réinterprétable » pour maintenir une forme organique de création propre à l’époque. D’ici, la liste d’artistes choisis semble assez cohérente, originale et ouverte pour éviter l’écueil d’une exposition à thèse symbolique sans pour autant se défaire d’une humeur du moment qui paraît refléter, à tout le moins esthétiquement, les préoccupations actuelles et s’inscrit dans une réelle volonté d’accessibilité.
La critique est d’ailleurs assez positive pour Frieze qui salue l’ensemble des œuvres et médiums proposés et la pertinence de toutes ces propositions pour refléter les contrastes de notre époque.
Pour Laura Cumming, du Guardian, la place qui y est faite à l’humain constitue même l’un des plus convaincants portraits de l’art contemporain depuis des années. À lire ici
Plus réservés sur le parcours de l’exposition internationale, Harry Bellet et Philippe Dagen du Monde s’interrogent de concert avec La Nuova di Venezia e Mestre sur la surabondance de spectaculaire et d’attraction dans une exposition collective où rien ne dépasse, rien ne provoque vraiment, hormis, à l’instar de l’observation d’Artnet News qui fait, depuis, largement parler, la prééminence d’artistes nord-Américains. De même, ils n’hésitent pas à pointer la faiblesse des pavillons de l’année avec, outre le conformisme de certains, le véritable ratage d’autres, confirmant ce sentiment de déséquilibre général et l’impression de « déjà-vu » des deux critiques. Les pavillons nationaux, eux, traduisent un même sentiment d’urgence face à la dégradation de la nature et semblent faire œuvre de mobilisation pour l’espoir ; pointant les répétitions, Laura Cumming salue néanmoins la réussite de Laure Prouvost et surtout la force du sculpteur américain Martin Puryear, qui domine à son sens cette édition. Le Quotidien de l’art, en France, plutôt enthousiaste, a fait part de sa difficulté à trancher parmi les pavillons en relayant l’originalité et la force de nombreuses propositions. Malgré un succès d’estime manifestement plus bienveillant que dans nos colonnes (cf. Notre critique de son exposition au Palais de Tokyo), Laure Prouvost fait figure, sous la plume de Harry Bellet, de grande perdante du palmarès de cette Biennale tandis qu’ils étaient quelques-uns en France à la voir favorite (autant peut-être que d’autres, moins convaincus). Enfin, on aura également largement entendu les échos de deux pavillons qui ouvraient pour la première fois leurs portes, le pavillon malgache de Joel Andrianomearisoa et le pavillon du Ghana qui accueille selon RFI, « quelques-uns des plus grands artistes du pays » À écouter ici
Le palmarès
Le Monde et Le Figaro constatent de concert un palmarès engagé auprès de questions sociétales, même si la mention spéciale octroyée au Pavillon belge de Jos de Gruyter et Harald Thys contredit quelque peu la position de principe avec leur installation mêlant univers carcéral et collage d’éléments absurdes.
La Lituanie, pour la première fois de son histoire et à la joie de nombreux observateurs, reçoit le Lion d’Or du meilleur pavillon pour une installation-performance (un point commun avec la lauréate de 2017, l’Allemande Anne Imhof avec « Faust »). « Sun & Sea (Marina) », proposée par le trio Rugile Barzdziukaite, Vaiva Grainyt et Lina Lapelyte met en scène une plage reconstituée au cœur de laquelle les participants interprètent un opéra qui prend tout son sens au cœur d’une Venise entourée par les eaux et elle-même menacée par son niveau. Une installation qui, pour l’anecdote, ne disposait pas du budget nécessaire pour s’étaler le temps de la biennale, une cagnotte collective a ainsi été mise en place pour le lui permettre (manque pour l’heure quelques 23000 Dollars). Pour les aider, c’est ici
Selon Julia Alperin pour Artnet, l’installation du trio lituanien parvient avec force et subtilité, en traitant de la vanité, à rendre l’urgence d’une sensibilité écologique en se départant des lourdeurs symboliques de tout discours moralisateur. À lire ici
Arthur Jafa, pour son installation de pneus colossaux revêtus d’une armure de chaines et sa vidéo « The White Album » qui compile des clips de suprématistes blancs à des portraits d’intimes a reçu le Lion d’Or de la participation, tandis que Jimmie Durham obtenait le Lion d’Or, lui, pour l’ensemble de sa carrière.
Le Lion d’Argent a été attribué à l’artiste chypriote Haris Epaminonda, qui bénéficia en 2015 d’une exposition personnelle au Plateau À revoir ici.
Teresa Margolles et Otobong Nkanga ont, elles aussi reçu une mention spéciale du jury.
Le scandale
On aura beaucoup entendu parler du bateau de migrants échoué en mer et remonté des fonds pour figurer dans le paysage qui, après le Lampedusa de Vik Muniz en 2015 aura une fois de plus introduit cet enjeu humain au cœur d’une Europe (de moins en moins) déchirée sur les questions de migration et d’accueil des réfugiés. L’œuvre en elle-même, si elle fait figure d’image la plus partagée, n’entretient pas moins une certaine méfiance avec de nombreux commentaires oscillant entre le sentiment d’indécence du propos et son côté spectaculaire qui a semblé selon certains assez lointain de l’effet escompté. Le navire échoué en 2015, qui provoqua la mort de près d’un millier de personnes arrivé en secret dans les Jardins de Venise lundi 6 mai, érigé par Christoph Büchel, fait polémique. Habitué des sujets à même d’entretenir la chronique, il avait transformé en 2015 à Venise une église déconsacrée en mosquée éphémère que les autorités vénitiennes avaient fermée prématurément.
S’il a déclenché cette fois l’ire de la Ligue du Nord, le parti d’Extrême-Droite dont l’un de ses représentants fut prompt à réclamer les frais de sa récupération d’alors, sa proximité avec l’aire de pique-nique des visiteurs de la Biennale, l’absence de toute explication ou de toute mention dans le programme officiel participent à l’ambiguïté d’un geste assuré de créer le trouble. Autant d’esprits s’effarouchent pourtant que des visiteurs osent ne pas s’arrêter et se recueillir devant ce symbole d’un usage du monde d’un autre âge, évitant pour le plaisir de l’indignation de se penser eux-mêmes comme silhouettes fuyantes par les visiteurs qui les suivent. Dans un communiqué de presse, l’artiste islando-suisse présente « Barca Nostra » (« notre bateau ») comme la « relique d’une tragédie humaine mais aussi un monument dédié aux migrations contemporaines » qui souligne « notre responsabilité mutuelle de représenter les politiques publiques qui créent de tels naufrages ». Pourtant, nous rappelle Le Monde, Matteo Renzi lui-même souhaitait transporter l’épave jusque sous les fenêtres de la commission de Bruxelles.
Nous n’irons (tout de suite) pas à Venise
Donnant le ton à la surenchère contemporaine de mélange des genres entre réceptions organisées par le monde du luxe et proposition artistique (par ailleurs loin d’être globalement diminuée en termes de qualité) l’emblématique Jerry Saltz a fait part de son refus assumé de se rendre à la Biennale à travers un tweet qui aura largement fait parler sur les réseaux sociaux, « condamnant l’accumulation d’œuvres monumentales et de « sombres salles de projection ». Un avis partagé par de nombreux commentateurs (parmi lesquels beaucoup de Français) qui auront fait eux aussi résonner leur ennui face à la démesure de l’événement, cette dénonciation de l’« entre-soi » d’un monde qui, s’il en a toujours été accusé, se voit ouvertement critiqué et cible d’attaques aux échos de plus grande envergure.
Certains préféreront donc attendre la fin des festivités « vernissantes » pour se rendre dans la ville et profiter d’une immersion intense dans la création. Un conseil qu’on ne peut que partager tant Venise sait mettre en scène, sur tout son territoire, la variété des propositions du monde entier.