Jeunes artistes en Europe. Les Métamorphoses — Fondation Cartier
Présentée du 04 avril au 16 juin, l’exposition Jeunes artistes en Europe. Les Métamorphoses fait résonner les voix d’une vingtaine d’artistes de seize pays aux pratiques singulières à la fondation Cartier.
Aventureuse et généreuse avec ces jeunes artistes qui se voient confiés un large espace au sein de la fondation, Les Métamorphoses présente les œuvres d’artistes découverts à travers un tour du monde de la création qui s’épand ici à la manière d’une cartographie des humeurs, dans une tonalité d’ensemble harmonieuse et bien pensée malgré la diversité qualitative des démarches.
« Metamorphosis. Art in Europe now », Fondation Cartier pour l’art contemporain du 4 avril au 16 juin 2019. En savoir plus Au sein du parcours, le monumental a toute sa place et nombre des créateurs invités s’approprient les espaces impressionnants de la fondation pour y inscrire des dispositifs qui en aveuglent les lignes ou, au contraire, s’y cachent. Quitte à la déborder avec notamment un jeu de miroir sur l’extérieur de la fondation pour les œuvres de Piotr Lakomy et Nika Kutateladze qui brisent d’emblée les lignes et, bien que peu nombreuses, offrent un biais passionnant à l’utilisation toujours aussi délicate de l’espace d’exposition du rez-de-chaussée. Mais, ancrées dans la vie, dans le réel et se jouant de lui, les propositions passent pour la plupart l’épreuve de la scénographie ouverte sur l’extérieur et s’emparent précisément de cette confusion pour éloigner toute forme de prétention, de « hors-sol » que leur posture pourrait impliquer. Si l’on a l’habitude de voir dans les travaux des générations les plus jeunes une tendance à la dramatisation de leur quotidien avec force postures et érections au rang de récits leurs fantaisies (traits qui ne leur sont pas bien évidemment exclusifs), l’exposition de la fondation Cartier déjoue radicalement ce piège avec une présentation en toute simplicité qui laisse respirer des œuvres qui n’ont pas peur de la contagion, de la fusion avec leurs congénères, voire d’un entremêlement communautaire qui n’est pas sans nous apprendre beaucoup sur des pratiques plus collectives et des stratégies de monstration habituées à la coopération.Les Métamorphoses déploie ainsi d’emblée des formes assez bigarrées qui jouent beaucoup de la récupération mais sans idée de reprises, bien plus sur la transformation, la tension vers un monde dont on s’empare pour construire un fantasme ou en souligner la possible monstruosité (Tenant of Culture, Kris Lemsalu, Nika Kutateladze et Kostas Lambridis). Il y a donc bien du commun dans cette génération qui s’affranchir des idées de forme pour filer vers une représentation d’éléments familiers, partageables mais projetés dans une zone d’invention qui en amplifie les traits, accidente les stigmates pour opérer, par l’union de l’imagination, de l’affect et de l’intention, une réinvention. Une forme de « fantastique » dont le lustre, la propension à s’évader deviennent ici autant de points d’accroche pour percevoir à nouveaux frais le réel. Si elles ne partagent pas toutes la même pertinence ou pouvoir de conviction, les pièces installent néanmoins ce souffle d’une génération nourrie d’une invention consubstantielle à l’idée du « faire » et parait, dans sa fragilité même et son aspect parfois aléatoire, une énergie en mouvement, elle-même sujet à transformation, on l’imagine, à venir. Un clin d’œil malin à l’histoire récente de la fondation Cartier qui s’attache, depuis plus de trente ans, à opérer un véritable suivi des artistes qu’elle expose, rendant compte de cheminements qu’elle accompagne et pousse à évoluer.
Une énergie de l’urgence qui apparaît et dépasse, pour certains, la forme, installant un climat énergique et audacieux qui ne limite pourtant pas les différentes pratiques exposées. D’autres parviennent en effet à articuler cette force en y adjoignant une méticulosité et un cadre conceptuel ou formel passionnants qui élargissent la perspective de ces « mutations ». Certaines démarches tranchent ainsi par leur immédiate force, en premier lieu desquels la peinture de Miryam Haddad qui, dans la liquidation concrète de ses sujets, offre une véritable perspective sur un art à venir. Pétrie de références, baroque, explosive et jouissive, sa peinture réinvente le classicisme en le fondant dans une folie où la rigueur des lignes de fuite orchestrent une déconstruction symphonique d’un univers oscillant entre épuisement et transformation. Le monstrueux, le futile et le délire se heurtent alors au sublime pour révéler, au fil du regard, des trames narratives à la force insoupçonnée. Malgré sa présentation assez sobre, son travail se sort du piège de la bidimensionnalité pour envahir l’espace avec sa force propre.
Marion Verboom érige, elle, des totems hallucinés où les matières, les couleurs se dispersent pour constituer des assemblages qui contrecarrent la verticalité de leur sujet pour en étendre la surface sur une grande largeur et repenser la question de la représentation dans une sculpture dont les visages semblent nous scruter de bas en haut et de gauche à droite, nous tenant prisonniers d’un faisceau de regards frontaux qui abandonnent la transcendance de l’idole pour ancrer l’invention au niveau de la vie.
À sa manière et à l’aide d’une pièce aussi monumentale que fragile, Alexandros Vasmoulakis illustre les fissures d’un temps immémorial en nous replongeant dans une mythologie inventée à travers une peinture pop. Éminemment direct, le panneau gigantesque ne s’encombre pas d’artifices pour imposer sa stature, se soutenant elle-même comme un vestige debout d’une ruine imaginaire.
À l’opposé, une terrible rigueur découle des figures singulières de George Rouy et de sa peinture aux contrastes hypnotiques, dont la tonalité sombre prend à revers la brillance et le reflet de la peinture qui fait vibrer les lignes pour projeter dans un monde impossible où la pesanteur des corps, des visages monstrueux, se dissolvent dans un éther qui les suspend.
On retiendra enfin parmi les grandes propositions de l’exposition le court-métrage rayonnant de Gabriel Abrantes, particulièrement drôle, où la voix espiègle de l’actrice Lætitia Dosch nous narre l’histoire de la Princesse X de Brancusi mettant en scène les enjeux d’une histoire de la féminité, de l’art et de la représentation qui aboutissent à l’abrupte conclusion d’une condition d’une femme « prisonnière d’un corps de bite ». Une conclusion radicale qui, à l’image de l’exposition, laisse place au décalage, à l’abandon de la posture pour préférer l’audace d’une création qui revendique son ouverture et son désir du « droit de suite », dans les formes comme dans les consciences.
Vingt-et-un artistes qui, dans leur diversité, leur ouverture et leur complémentarité, articulent des réflexions de qualité à travers la mise en espace de leur production. Témoignant d’une véritable indépendance d’esprit, cette mise en commun révèle autant de singularités que de perspectives entre des membres d’une génération qui, s’ils ont beaucoup à partager, ont encore plus à nous dire.