Chloe Wise, La nouvelle ère
Chloe Wise présente à partir du 04 mars sa troisième exposition personnelle à la galerie Almine Rech, New York et participait, il y a peu, à l’exposition Un hiver à Paris dans son antenne parisienne. Focus sur cette artiste dont le succès sur les réseaux sociaux ne doit pas occulter les questions que son œuvre pose.
Cultivant une notoriété acquise précisément sur les bancs des défilés, où ses sculptures, associées à la maroquinerie de grandes marques ont enthousiasmé nombre d’observateurs, Chloe Wise emmêle vernis flatteurs, couleurs chatoyantes et formes organiques dans des réalisations aux relents kitsch assumés. De la figuration aux contrastes appuyés et à la naïveté aiguisée de sa peinture aux plats et autres tartines figés en accessoires décoratifs à mouvoir par le corps de ceux qui les portent en passant par les installations-autels érigées à la gloire du dîner, ses œuvres dessinent un univers plein de sa propre ambiguïté qui fait vibrer les frontières entre l’intimité de sa vie et l’extériorisation par la pratique sérieuse et intensive d’une reproduction, fantasmée ou réelle, d’objets (comestibles) ou situations du quotidien.
Avec la même nonchalance, elle s’empare de monuments de l’histoire de l’art pour les intégrer à ses images d’un monde de plaisir et d’opulence. Une jonction constante qui renvoie à sa manière de faire dialoguer les plans extérieur et intérieur : entre le reflet de notre propre image, la lecture extérieure de scènes anodines de badinages entre jeunes gens bien mis et la mise en scène obsessionnelle de nourriture, outil de remplissage à vocation intérieure. Culte des objets, de l’image, du portrait mais aussi des icônes de l’art moderne donc à l’image de l’influence d’un Déjeuner sur l’herbe qui résonne dans nombre de ses œuvres, Chloe Wise alterne les influences et télescope les mondes culturels dans des œuvres qui leur rendent invariablement hommage.
Une articulation en équilibre qui se retrouve également entre la critique de l’objet, de la consommation ainsi que de la notoriété éphémère et sa capacité à en user comme d’un support d’autant plus fort pour y greffer sa propre vision du beau.
Jouant dans ses peintures sur des éléments de consommation courante, mettant ainsi en vedette au côté de corps amis des emballages, des marques de vêtements et, comme toujours dans son travail, une variété presque sanitaire de fruits et légumes, Chloe Wise multiplie les symboles en glissant frontalement du Pop Art à une filiation surréaliste, où l’étrangeté vise à rendre la réalité totale d’un monde qui s’offre à nos sens.
L’appétissant, l’aguicheur et le séduisant cachent immanquablement chez elle une certaine transformation, un filtre qui en aurait nécessairement altéré l’essence, de tout objet du désir. Entre deux mondes, entre les sourires sans ombre de ses personnages jeunes et branchés, les rires et les moues infiniment répétés de ses modèles ripolinés, les constructions de Chloe Wise résonnent avec les enjeux de la représentation médiatique qui leur sont contemporains. L’artiste revendique ainsi sa posture de critique « festive » d’une industrie de la mode. Elle en révèle en réalité, sciemment ou non, dans les coups d’éclat qui ont fait sa notoriété et dans ses collaborations qui ont suivi (notamment avec la marque Jacquemus) l’un de ses secrets pour fonctionner à si grande échelle : sa capacité à produire, au-delà de l’objet, l’image désirable de sa possession. À réussir ce tour de force de faire de son « exposition » le véritable objet de consommation et abouter de la sorte un système circulaire de la demande capable de s’auto-alimenter.
Qu’elle l’assume ou laisse planer le doute, Chloe Wise touche ainsi, à son corps défendant sans doute aussi parfois, à des stigmates aussi passionnants qu’agaçants d’une création entièrement fondue dans sa propre capacité à communiquer, faisant de sa personne l’accessoire même de créations aux côtés desquelles sa seule présence justifie l’immortalisation par un photographe de magazine de mode. Sa grande exposition monographique en 2019 au Herning Museum of Contemporary Art, Denmark semble porter cette ambition avec de nombreuses itérations du miroir dans ses compositions, une alternative au regard qui pourrait bien, si l’on en croit la promesse de son titre, And Everything Was True, en révéler la vérité.
Une vérité qu’elle n’a pourtant jamais cachée ; si, du produit de grande consommation au luxe le plus onéreux, la mise en scène peut toujours exercer le magnétisme de la séduction, s’aventurer à y planter les dents, à se laisser bercer par le mirage de son accessibilité, risquerait fort de sonner la fin tragique de l’illusion. Comme elle le fut dans une autre mythologie.