Edouard Wolton — Interview
Dans son exposition Ultima Thulé à la galerie Les filles du calvaire, Edouard Wolton réussit cette prouesse, à travers la grammaire de la peinture, d’accorder les deux langues de la rationalité et de la mythologie. Programmée jusqu’au 31 juillet 2020, nous vous proposons de la découvrir en images aux côtés de son auteur.
Si la peinture est centrale dans votre œuvre, vous abordez de nombreux autres médiums et techniques en n’hésitant pas à varier radicalement la forme et le résultat. Comment définiriez-vous votre univers artistique ?
Je me définis principalement comme un peintre, cependant il m’arrive en effet d’utiliser d’autres médiums pour illustrer certains propos ou bien même parfois pour accompagner le regard vers la peinture. La peinture est une forme de véhicule, qui permet d’aller vers un ailleurs. Mon univers artistique se présente en un premier temps comme une expérience visuelle qui s’ouvre vers un univers plus théorisé. Cela passe donc d’abord par une vision, une sensation, ou bien même une expérience lorsqu’il s’agit d’une exposition, qui amène de manière plus ou moins cryptée à découvrir un ensemble construit autour d’idées et d’imaginaires au profit du propos. Je pense souvent que le tableau (d’autant plus lors d’une exposition) n’est que la partie visible de l’iceberg qu’est la pratique artistique, il nous apparaît comme un mirage qui ouvre vers un ailleurs. Les différents médiums que j’emploie pour une exposition sont souvent ceux qui me paraissent les plus adaptés selon mes capacités techniques pour témoigner de cet ailleurs.
Quand bien même il s’agit de fictions, de science-fiction, d’objets rêvés, d’agencements impossibles, il semble toujours, à travers votre peinture, que « tout est vrai ». Est-ce à votre avis dû au fait que vous tentez toujours d’évoquer des possibilités de la perception, que vous tenez à garder constamment ouvert le double sens de la « vision » ?
Mes tableaux sont, dans leur grande majorité, entièrement construits et inventés. Je ne travaille quasiment jamais directement d’après photographie. Ce double sens de « vision » est en effet en relation directe avec la manière dont j’envisage ma peinture. Même lorsqu’il s’agit d’un « sujet », je me base sur une image que j’en ai. Je fais des recherches iconographiques qui vont nourrir mon esthétique et finis par peindre directement sur la toile. Petit à petit, je vais tendre à un affinement et à l’exactitude de la forme et de la lumière pour obtenir l’atmosphère que je recherche. Plus je vais amener mon « sujet » vers les frontières du « crédible », plus je vais insister sur une forme de réalité de ce que l’on voit ou de ce que l’on croit voir. La peinture n’est pas qu’un reflet de la réalité, c’est une réalité en soi, mais notre esprit a souvent besoin de garder une amarre pour commencer à croire et voyager vers son imaginaire. Ainsi, je peux mélanger tous types d’iconographie et faire vivre dans mon univers des éléments dont la cohabitation est improbable, où les réalités spatio-temporelles semblent être perméables, un peu comme dans les rêves, où les frontières entre les espaces et les territoires disparaissent dans des juxtapositions de temps et de périodes différentes.
Votre œuvre pointe depuis ses prémisses la frontière ténue qui sépare la rationalité de la mystique, s’agit-il pour vous de souligner leur gémellité, la peinture vous apparaît-elle comme l’art d’en résoudre la contradiction pour dépasser l’aporie et effectuer une véritable émancipation ?
J’aime bien jouer avec les frontières de ce que l’on peut croire et de ce que l’on accepte de voir. J’utilise souvent cette frontière dans mes tableaux où le spectateur est parfois dubitatif face à la peinture ; est-ce d’après nature, est-ce d’inspiration néoclassique ou bien kitsch, etc. ? Mais en dehors de cette instabilité propice à l’émergence d’imaginaires, mon univers s’organise souvent dans un dialogue entre rationalité et poétique. Je pioche dans l’histoire des sciences et des techniques pour trouver des angles de compréhension du réel puis les fais dialoguer avec des forces issues du romanesque, de l’imaginaire ou du littéraire. La peinture, dans sa genèse, existe aussi dans cette dualité. On y retrouve souvent le dialogue entre la forme (le dessin, la composition, la structure de la matière) et l’impalpable (la lumière, les ombres et les couleurs). C’est dans cette dualité d’univers visuels qu’émerge l’étrange ou le beau de la peinture, comme dans cette dualité entre rationalité et mystique.
Cette tendance à faire se rejoindre le mythologique et le scientifique se retrouve justement dans le titre de votre exposition, Ultima Thulé, cette île tantôt mythologique, tantôt point géographique, ayant un sens relatif et rationnel, aujourd’hui même devenue réalité avec le baptême du corps observable le plus éloigné de la terre. Pouvez-vous nous présenter ce projet à la galerie Les filles du calvaire ?
J’ai eu la possibilité de préparer longuement Ultima Thulé. Comme son nom le laisse présager, l’exposition s’envisage comme une invitation au voyage. Un voyage initiatique vers les frontières de la rationalité ou bien, d’un autre point de vue, vers les frontières de la perception. Thulé, est une île décrite pour la première fois par Pythéas au IVe siècle avant notre ère. Elle semble définir le point le plus extrême du monde connu, aux frontières du possible. Ce lieu a continué de nourrir les poètes comme Edgar Allan Poe et à croiser les mythologies. C’est ainsi que j’ai choisi de l’invoquer dans l’exposition ; comme un but inatteignable, tant dans la recherche d’une vérité scientifique absolue, que dans la peinture elle-même. Là, aux confins, s’infiltrent les rêves et les visions hallucinées d’un paysage où fantômes et terreurs cohabitent avec le merveilleux. Encore une fois, on retrouve cette dualité évoquée précédemment. Dualité enfin dans l’exposition sur deux niveaux où l’univers des mathématiques et du nombre d’or organise le rez-de-chaussée quand les rêves et les visions nous appellent au premier étage de la galerie.
Des moulages de votre propre corps se retrouvent dans l’exposition. S’agit-il d’une dimension biographique jusqu’ici moins prégnante dans votre œuvre ou une manière d’y insérer un guide, d’indiquer une ligne que l’on pourrait suivre ?
Comme dans tout voyage initiatique, nous avons besoin d’un guide. L’idée était que l’espace de la galerie devait se présenter comme un espace total où nous sommes invités à pénétrer. Dès le seuil de l’exposition, avec le tableau La Porte des étoiles et la sculpture La Face, il est indiqué que nous allons devoir traverser une sorte de vortex pour ouvrir notre vision. Voyage qui peut s’avérer aussi dangereux que mutilatoire comme l’annonce ce moule de mon visage avec ses yeux percés de cristaux de quartz. Protubérances minérales qui peuvent nous permettre de diffracter notre vision ou au contraire de nous plonger dans la cécité. Ou bien, dans un second temps, à l’étage de la galerie avec l’autre moulage de ma tête, La Vision intérieure de laquelle la face a disparu, remplacée par une tranche d’Agathe.
Cet espace d’exposition, pensé comme une hétérotopie devait apparaître comme un lieu où différentes réalités pouvaient se rejoindre. Les moulages de mes bras qui sortent des murs, comme un passe-muraille capable de traverser les réalités, agissent comme des guides qui donnent des indices au spectateur. Certains présentent des éléments, d’autres semblent indiquer des destinations. Le voyage initiatique invoqué est rendu possible par les tableaux accrochés aux murs qui, comme des miroirs d’Alice, ouvrent des fenêtres ou des portes vers un univers imaginaire. Ces parties de moi les indiquent et les présentent comme si j’avais été dématérialisé à la manière du Docteur Manhattan de Watchmen d’Alan Moore.
Votre exposition nous plonge d’ailleurs dans une traversée au cœur de différents thèmes mais, plus encore que le temps et le lieu, ce parcours nous fait vaciller à travers des modes de pensée et d’appréhension de la chose, de la mythologie à la science, de la tradition artistique à la culture pop. S’agit-il alors d’un voyage géographique et historique ou d’une exploration de la psyché ?
Un peu des deux. Il y a à la fois des citations directes avec l’histoire de l’art, qui peuvent aller des cabinets de curiosités de Goethe, ou bien, De Chirico et ses paysages surréalistes. Les Paysages rêvés évoquent aussi l’œuvre de Max Ernst. Puis on retrouve aussi des citations du cinéma de science-fiction comme avec le tableau The Thing, ou I See You. Dans les paysages invoqués, on retrouve aussi plusieurs extrêmes géographiques, allant du désert aux confins glaciaux. Ces citations, plus ou moins cryptées, apparaissent comme des éléments nourris de mes recherches iconographiques. Elles sont autant de clefs ou d’indices pour comprendre l’univers évoqué dans l’exposition. Mais ce voyage vers les frontières est de fait aussi orienté vers l’exploration de la psyché et de ses limites. Le monde du rêve ou de l’hallucination en est une des portes. C’est ce que j’ai voulu montrer en juxtaposant les tableaux Thulé et The Artist’s Palette à l’étage de l’exposition.
Thulé est pointé par un des bras moulés, L’Indice que nous voyons dès notre arrivée à l’étage. Ce tableau est seul sur le mur et apparaît comme une porte vers une destination fantasmagorique. On y voit deux montagnes sœurs, comme gelées et prises dans une tourmente chromatique. Ce tableau se voit dès notre arrivée dans la salle mais, en se rapprochant, on découvre le format encore plus grand de The Artist’s Palette qui fait, lui, référence à un lieu dans la Death Valley où Michel Foucault aurait pris des substances hallucinogènes pour effectuer un « trip » dont il ne relata jamais les détails. C’est en particulier à partir de cette anecdote que nous avons aussi construit le livre PHI avec Léa Bismuth. Mais en dehors de l’anecdote historique, ce tableau présente une sorte de vision hallucinée périphérique, comme un kaléidoscope de couleurs qui se déforment aux abords du tableau pour glisser vers le centre plus obscur. Si l’on prend le temps de s’attarder, on verra apparaître dans les glacis les mêmes montagnes sœurs présentes dans Thulé. Cependant, cette fois-ci, notre angle de vue est inversé. Un peu comme si l’on était passé de « l’autre côté », que l’on voyait la lumière diffractée ; comme si nos yeux étaient traversés de cristaux, que l’on percevait ce paysage avec notre « vision intérieure », comme un rêve chromatique où danseraient les hallucinations.
La maîtrise de la peinture, la virtuosité de la couleur semblent ici non pas reléguées au second plan mais, par moment, légèrement écartées pour laisser travailler la matière peinture elle-même et jouer de ses propres mouvements, à l’image de la série Paysages rêvés ? Pouvez-vous revenir pour nous sur sa genèse et que vous apporte cette mise à distance du contrôle ? Y retrouvez-vous quelque chose de la manipulation que vous opérez régulièrement avec vos glacis ?
La figure de l’alchimiste ou de l’orfèvre plane sur l’exposition comme une présence fantomatique. Elle est même directement citée avec la gravure du XVIIIe accrochée dans la salle « des cauchemars ». En effet, j’apporte une attention toute particulière à la maniera dans ma peinture. Habituellement je travaille la peinture à l’huile avec une succession de couches transparentes (glacis) qui me permettent d’obtenir une chromatique particulière et une surface picturale très lisse et fine, comme la pellicule de l’eau ou la surface d’un miroir. C’est un travail très long et méticuleux, qui s’étale parfois sur plusieurs mois dans le secret de l’atelier.
Dans cette exposition, je montre pour la toute première fois une série de tableaux intitulés Paysages rêvés. Ces tableaux sont créés par un processus diamétralement opposé à ma manière de faire habituelle. Au lieu de construire le paysage ou la figuration initialement, je laisse apparaître et jouer le hasard de la forme dans des expérimentations d’atelier. En effet pendant les deux dernières années, j’ai utilisé mes fonds de palettes, de glacis, ou encore des racles et différents ustensiles pour déposer de manière aléatoire de la matière picturale sur un ensemble de toiles. Beaucoup n’arrivaient pas à exister, mais certaines d’entre elles laissaient émerger une forme ou un élément évocateur. Alors j’intervenais brièvement pour souligner le paysage qui m’était apparu, comme un rêve ou une vision. Ces tableaux sont étranges, ils sont à la frontière entre figuration et abstraction, certains semblent comme habités par l’image d’un paysage que j’y aurais projeté et d’autres sont totalement inhabités et parfois même « vraiment dégueulasses ». Cette mise à distance avec la manière de faire était totalement nouveau pour moi et m’a permis d’envisager cette dualité entre forme et informe, rationalité et ectoplasmes, c’est ce qui a nourri le propos de l’exposition.
Vous présentez sous cloche ce livre Phi que vous évoquiez précédemment comme une pièce intégrante de l’exposition, composé d’un atlas d’images qui participent de votre réflexion depuis des années et, au centre de ses pages non découpées, un texte poétique et libre de Léa Bismuth. Cette idée d’une vision limite, matérialisant l’inconnu et, finalement, questionnant même la réalité d’un texte dont on ne peut faire l’expérience rencontre le fantasme de Thulé ; s’agit-il d’une analogie directe ?
Oui, le livre Phi a été pensé et réalisé en dialogue immédiat avec l’exposition. Pendant plusieurs mois, Léa et moi avons échangé, sur mes tableaux et les sources iconographiques (photos iphone, scans de livres, images de films, etc.) qui allaient constituer le corpus de l’exposition. Suite à une visite d’atelier, Léa, m’a confié l’idée d’écrire des sortes de poèmes, pour proposer une approche plus littéraire et nouvelle du texte critique ou accompagnateur des œuvres. Un peu comme une écriture automatique sous l’influence de psychotrope, des mots allaient dialoguer avec des images. Lors de la conception du livre, comme un livre-objet, j’ai décidé de placer ces « poèmes » au cœur du livre et d’amener le lecteur à faire encore une fois l’effort de « traverser » le livre pour y accéder, « traverser » ce miroir (le livre étant imprimé en noir sur papier or) pour accéder aux visions poétiques et intérieures proposées par Léa. Le livre est imprimé à l’aide de procédés proches de la gravure classique et devient aussi par son aspect un véritable « objet », dont la couverture dorée renvoie à l’idée du symbole « Phi » (la lettre grecque qui correspond au nombre d’or en mathématiques) qui la recouvre mais s’apparente aussi au dessin d’une serrure. Un peu comme une clef de compréhension, ou bien un reliquaire, il est présenté en fin d’exposition, sous cloche, et ne peut donc pas être directement manipulé ailleurs qu’à l’accueil de la galerie, par les « initiés » donc.
Les titres jouent pour beaucoup dans l’appréhension de l’exposition, étrangement, en variant particulièrement les formes, vous passez de la peinture à la sculpture, la gravure et même l’installation en construisant une progression narrative peut-être plus présente qu’auparavant. Est-ce une manière d’inventer un monde plus cohérent, ou simplement la seule manière de pouvoir envisager une fin à ce voyage vers l’infini ?
Les titres de tableaux ont toujours été importants pour moi et encore plus pour cette exposition. Le propos et l’idée de voyage sont sous-entendus, invoqués en effet mais pas forcément évidents. En voulant jouer sur le caractère crypté de certains double sens de tableaux, il m’est apparu évident que les titres des œuvres pouvaient aussi servir d’indices. C’est la première fois que j’envisage une exposition avec une telle narration dans l’organisation de l’espace et du parcours du spectateur. Habituellement, cette narration qui nourrit ma manière d’avancer dans mon travail reste cachée, de l’autre côté des murs. Cette fois-ci, c’est une part intégrante de l’expérience proposée au visiteur. Ainsi certains tableaux comme Elixir, ou Apparition prennent une toute autre résonance quand on prend le temps de lire le titre et de comprendre ainsi la place fondamentale qu’ils occupent dans le jeu de piste que je leur propose.
Est-ce au final de la sorte que vous souhaitez envisager votre œuvre, tendre vers un point où le réel apparaîtrait comme l’objet d’un tiraillement constant entre possible et impossible, entre ce qui est et ce qui n’est pas ?
Je pense qu’il y a en effet dans l’expérience artistique une juxtaposition des réalités, celle dans laquelle nous nous trouvons quand on regarde l’œuvre et celle dans laquelle nous nous voyons projeté. Cependant ces deux, voire multiples, réalités sont perméables et les impacts de la vision peuvent nous faire traverser ces dimensions de notre structure mentale. Je pense qu’il ne faut pas forcément chercher à ouvrir le carton pour voir si le chat de Schrödinger est mort ou pas, si notre réel est bien réel pour pouvoir croire en ce que l’on voit quand on ferme les yeux la nuit. Je pense que la peinture peut aussi nous permettre de voir les deux comme si les différents filtres de la réalité se superposaient pour nous offrir une vision totale mais je vais peut-être un peu loin là…
La suite de l’exposition en images :