Entretien — Neïl Beloufa
Né en 1985, Neïl Beloufa, pour son nouveau solo show à la Fondation Ricard, entraîne le spectateur dans le jeu d’une exposition en train de se parfaire sous ses yeux, avant qu’il ne s’attelle prochainement à un film de science-fiction, un autre d’espionnage ou encore à la réalisation de grands dinosaures…
Marie Maertens : De manière générale, est-ce que tu aimes répondre à un lieu, je pense aussi à la dernière Biennale de Lyon ou à l’exposition au Palais de Tokyo en 2012, et comment as-tu conçu En Torrent et second jour, à la Fondation Ricard ?
J’essaie d’éviter le « Site-specific » que j’ai eu tendance à pratiquer. Mes pièces se répondent entre elles en appartenant à des corpus mais j’aimerais qu’elles conservent une certaine autonomie. Je travaille toujours plusieurs pistes en même temps pour que la lecture soit différente si l’œuvre est au contact d’une autre ou si elle est isolée afin qu’elle puisse gagner du sens ou même le perdre complètement. L’exposition du Palais de Tokyo s’appelait Les Inoubliables prises d’autonomie et témoignait bien de cette idée de jeux de connexions qui ouvrent le discours et permettent des variations d’analyse. Pour la nouvelle exposition à la fondation Ricard, j’ai trouvé amusant de concevoir l’ensemble à partir de Brune Renault, une vidéo un peu franchouillarde. J’avais envie de réaliser une exposition légère et ludique, plus formelle et amusante qu’à mon habitude où j’inclus davantage de politique ou de social.
Cette vidéo résume pas mal l’exposition d’ailleurs, non ?
Oui, c’est un film qui parle de lui-même avec des comédiens essayant de nous emmener dans une fiction toute simple, tant bien que mal… car ils ne sont pas aidés par cette voiture mal coupée en quatre morceaux. Quand on les croit, on accepte de voir une auto qui se déplace ; à l’inverse, quand on s’aperçoit qu’ils sont dans une sculpture/véhicule entourée d’effets spéciaux bas de gamme, on ne peut plus les suivre et l’on place notre croyance dans une sorte de documentation sur une œuvre d’art. J’ai voulu exercer ce même retournement dans l’exposition où tout est autocentré et renvoie à la façon dont les pièces sont produites. La première salle est un pseudo studio avec des sculptures autonomes ou des dispositifs ayant l’air de l’être. De prime abord un peu opaque et agressive, elle a des allures de centre aéré du futur, technologico-papier mâché, mais c’est la matrice du tout. La seconde est standard, avec des cadres aux murs et un film projeté à plat, puis la dernière connecte l’ensemble en montrant ce qui est filmé dans la première, synchronisé avec la deuxième, et relance l’exposition car les pièces vues auparavant ont changé de sens. L’enjeu est de baliser en temps réel toute une chaîne médiatique et les variations de sens qui en découlent, sans que celles-ci ne soient trop affirmées. Je produis ainsi l’article dérivé en même temps que l’article…
Dans cette réflexion sur l’exposition, on pense aux travaux de Philippe Parreno et Pierre Huyghe… Ce sont des artistes qui t’ont influencé ?
Oui, forcément, il y a une certaine filiation et, même si cela n’est pas volontaire, mon travail n’aurait pas existé sans eux. C’est lié à mon éducation, car Pierre Huyghe, c’est un peu Madonna pour un étudiant en école d’Art en France ! Toutefois, cet héritage n’est pas si clair, car le discours sur l’exposition n’est pas au cœur de ma pratique. Quand on travaille pour une exposition, on peut vite dériver vers des choses décoratives dans lesquelles on déplace un téléphone sur le côté afin qu’il soit bien cadré sur le document qui en découlera. J’essaye de l’éviter car j’ai eu tendance à tenter des petits gestes de cet ordre. Or, je ne considère pas l’exposition comme un médium, mais j’aime la structurer et ma manière de le faire réemprunte chez ces artistes ayant tenté de nombreuses expériences. Je souhaite avant tout conserver l’autonomie des travaux même quand ils sont pensés dans un tout et le solo show est l’exercice qui les met le plus à l’épreuve.
C’est dans la suite de cette « déhiérachisation » des supports qui vient aussi de Californie et tu as étudié à CalArts, la fameuse école de Los Angeles. Qu’y as-tu appris ?
À New York aussi, j’avais observé que les étudiants américains n’avaient pas peur de la production d’objets. C’était intéressant dans le sens où leur rapport à l’art, comme le mien, est lié à la façon dont le monde de l’art est structuré dans leur pays, reposant principalement sur un marché privé solide qui finance parfois des institutions. Leurs écoles coutent très cher donc les artistes sont endettés et pensent, dès le début, que les pièces produites doivent être vendables. J’ai donc appris à être décomplexé et à me dire que si certaines de mes œuvres étaient « jolies » ou de simples objets, cela n’était pas si grave. Non pas que j’arrive à en réaliser beaucoup… mais le creux ou la simplicité m’a moins effrayé. L’art californien nourrit aussi cet intérêt pour la culture populaire qui m’intéresse beaucoup.
Est-ce aussi cette forme d’art qui t’a incité à te servir de ton quotidien et de matériaux pauvres ?
J’aime l’idée que tout soit utile, mais cela n’est pas du recyclage, car j’achète des matériaux qui coûtent cher, même quand ils semblent cheap. Je peux également réutiliser mes cigarettes ou réinvestir une chute, mais le pauvre n’est pas une posture esthétique. C’est un système de production bouclé. Tout est fait main et réalisé à l’atelier, aussi dans un jeu sur l’industrialisation de l’art et la standardisation des matériaux.
Dans tes films, tout est-il rigoureusement écrit ou laisses-tu une part d’improvisation ?
Je crée des structures de travail, car je n’aime pas produire une chose dont je connais le résultat. C’est ma manière de conserver un enjeu et de mettre en place un système dans lequel je suis dépassé, afin de réagir. Mes films ont chacun un dispositif différent, sans être écrit à proprement parler. Par exemple, pour Real Estate (2012), j’ai travaillé avec un agent immobilier pendant une semaine et lui ai fait développer des argumentaires sur-adaptés à des profils type de clients. La Domination du Monde (2012) était comme un jeu de rôle, dans lequel j’interrogeais des personnes lambda sur un problème politique local, puis leur demandais d’y trouver une solution qui devait forcément passer par une déclaration de guerre. Cela fonctionne comme des interviews dans lesquelles je donne la réplique et insiste jusqu’à obtenir ce qui m’intéresse ; en l’occurrence un discours absurde. C’est un système d’improvisation contrôlée, avec ce qu’elle comporte de fous rires ou de gênes, qui est ensuite réécrit au montage.
Comme avec tes acteurs, tu aimes bousculer un peu le spectateur…
En torrent et second jour est une exposition assez autoritaire car je tente de contrôler le changement de position du spectateur, alors que d’habitude, je le laisse plus libre. Mon but est de ne pas imposer une voix. Mon point de vue est présent, sans être trop affirmé ou nécessaire au déroulement de la pièce. J’aime bien, notamment, que le spectateur ne sache pas s’il doit rire ou prendre une chose au sérieux.
Cela me fait plaisir que tu parles de l’humour car il est présent dans ton travail, mais on en parle peu. Or le film Kempinski, tourné au Mali par exemple et diffusé à la dernière Biennale de Venise, même s’il s’appuie sur une réflexion anticolonialiste et anti paternaliste, est drôle !
En effet, les gens n’osent pas souvent rire sur ce film, parce que l’on parle du Mali. Je trouve amusant que le spectateur se retrouve tiraillé entre plusieurs relations possibles envers cette vidéo, dont c’était l’un des enjeux. S’il rigole, il peut avoir l’impression d’être raciste, alors que le film l’est déjà. Mais il est très difficile de faire rire, d’autant plus que la mécanique comique est un vrai art de la manipulation. Certains films, comme Pineapple Express, jouent très bien sur ce « droit à rire » ou pas, jusqu’à nous mettre très mal à l’aise.
Dans une veine plus post-romantique, on a aussi relié ton travail à une certaine poétique des ruines…
Cela a pu correspondre à certaines expositions et au fait que mon travail soit fait main, car un bon objet « designé » ne m’intéresse pas et je ne suis pas capable d’en produire un. J’ai été éduqué à une période où les artistes réalisaient des formes maîtrisées et avaient fui les ateliers, donc je suis certainement allé à l’encontre avec une réaction primaire. Puis, à la suite de mon séjour en Californie, j’ai conçu des objets un peu trash, mais qui sont toujours construits et produits. J’essaie d’employer différents vocabulaires, du mal fait au bien fait, même si au final il y a un style, dont je tente de me dégager car je suis dans une période où il faudrait que je me remette en danger.
L’exposition présente aussi tes Vintage, sorte de peintures avec des prises électriques qui fonctionnent. D’ailleurs tu as dit, qu’à l’inverse de tes vidéos, tu voulais que tes objets puissent servir…
Pour moi, ces objets un peu post-archéo-blabla sont davantage un jeu sur la représentation, mais même lorsqu’ils seront vraiment vieux, la prise électrique marchera encore… Cette pièce a démarré comme une blague quand j’avais besoin d’une rallonge lors d’une foire et me suis alors rendu compte que je pouvais aussi accrocher des choses au mur, ce que je n’avais jamais fait. Certaines vidéos, comme Brune Renault, sont dans la même bascule, car c’est une voiture fonctionnelle ou une sculpture de morceaux de voiture documentés. Mais cela n’a rien d’original et je pense que nous sommes à une énième période de réévaluation culturelle dans laquelle nos stéréotypes ne peuvent plus être considérés comme tels. On rapproche Gustave Courbet du Romantisme, mais à mon avis, quand il représentait une scène triviale, il ne le faisait pas du tout dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui !
Pour Courbet, l’important était dans le réalisme et le naturalisme… Comme Le Mangeur de Fèves d’Anibal Carache ou Le Caravage qui prenait ses modèles de saints ou de Madone dans la rue… Ce qui choquait énormément.
Oui et cela montre que l’homme, ou l’art, ne change pas spécialement et cette interview, menée avec un peintre du XVIe siècle, ne serait pas si différente, car il pourrait certainement dire qu’il cherche des choses à représenter et des manières de le faire.
Dans la fragilité de tes structures, assumes-tu de témoigner d’une précarité propre à notre époque et d’un certain état du monde ?
C’est un état de mon monde, mais je ne sais pas si c’est universel. Il témoigne surtout des questions de coûts des matériaux, car aujourd’hui j’ai d’avantage de moyens donc je peux mêler bois, métal et plastique en plus ! Puis, j’ai débuté mon travail dans la crise, donc je n’ai pas appris à faire des choses qui se vendaient, car il y avait cette règle tacite d’une absence de marché. Cette apparente « précarité » est également une manière de rester à une échelle humaine et de résister à un monde qui s’industrialise à outrance. L’art est d’ailleurs l’une des rares industries culturelles qui ne soient pas régulées car en musique, par exemple, on n’attend pas d’un musicien classique d’être en compétition avec Johnny Hallyday.
Toujours en montrant le dessous des cartes, en conviant le spectateur derrière ou sur le côté de tes vidéos, et dans une sorte d’interstice qui existe entre les choses. C’est presque de l’inframince et tu cites parfois Antonin Artaud, pourquoi ?
J’aime bien cette histoire d’Artaud et de Picasso qui était son idole. Mais ce dernier l’ignorait tellement qu’il s’est mis à lui envoyer des lettres pour attaquer sa pratique en lui écrivant que ce n’est pas l’œuvre qui fait l’artiste mais l’homme. Ainsi, Picasso devenait juste un homme qui faisait des masques de représentation, mais n’atteignait jamais l’être des choses. Il parle aussi de la notion de « subjectile », qui serait la couche entre le pinceau et la toile qu’il faudrait gratter. J’aime cette idée que la pièce soit aussi ce qu’il y a entre et j’essaie toujours de créer une connivence avec le spectateur, en lui dévoilant tous mes tours. Ces astuces, faites pour se montrer, essaient de nous mentir sans jamais y arriver, ce qui nous fait sourire en coin. J’ai nourri cette relation « au cadre », enfant, en regardant les cartoons des années 50. Les dessins étant séparés sur plusieurs calques, les fonds qui ne vont pas être animés ont des traits fins, alors que les calques des personnages dévoilent un trait plus appuyé. Du coup, si Mickey ou Bugs Bunny va ouvrir une porte ou qu’un meuble va exploser, on le voit en avance et au lieu de suivre uniquement le scénario, on essaye de deviner ce qui va arriver. Par cette trahison technique, on se retrouve de connivence avec le dessin animé et même avec l’animateur qui l’a conçu. J’aime beaucoup ces trahisons qui créent des relations et c’est pour cela qu’on voit souvent les câbles dans mes installations ou mes films. J’emploie également des éléments reconnaissables ou des stéréotypes, afin d’initier une connexion que l’on peut emmener ailleurs.