Florian et Michael Quistrebert — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo accueille jusqu’au 16 mai les frères Florian et Michael Quistrebert (nés en 1982 et 1976), récents nominés au Prix Duchamp, qui bénéficient de leur première exposition d’envergure dans une institution parisienne.
Comme une relecture de l’allégorie de la caverne de Platon, la première salle de l’exposition nous plonge au cœur de l’obscurité et nous confronte à trois toiles recouvertes d’une peinture qui se révèle à la lumière noire. Spectateur passif de ce champ de fouilles souterrain, le visiteur lit les anfractuosités de la matière, les empâtements mystérieux d’un liquide originel que le temps, les siècles auraient solidifié. La lumière, prisonnière de ces fragments indistincts, semble presque émerger de la toile, risquant sa dilution hors du cocon protecteur de la substance qui l’abrite. Pourtant, pareils au prisonnier libéré de ses chaînes, lumière et regards vont bien vite se confronter à l’aveuglement du réel. Le choc est frontal, ancestral. L’aile du Palais de Tokyo, passée cette véritable antichambre de l’exposition, révèle une spectaculaire succession de piliers surmontés de toiles à double face en perpétuelle rotation. Face à une telle débauche d’effets, les traces brutes et simples de peinture raclées sur la toile amènent une densité et une force terrible à cette machinerie monstrueuse qui s’impose de tout le poids de son immuabilité paradoxale. Leur propre mouvement paraît à son tour prisonnier d’un axe qui nous jette au cœur de notre modernité.
Car s’approcher de ces piliers, c’est déceler en eux une inattendue consanguinité avec les barres de Pole dance dédiées aux strip-tease. De la pâte à modeler et de la peinture employée par les aficionados de la pratique du tuning sont ici utilisées. Des LED incandescentes viennent rehausser ce décorum, véritable ode à l’arrogance imbue du « signe extérieur » de la valorisation de soi. Mais dans cet appel du pied à la vulgarité, nulle aigreur critique, le spectacle s’offre simplement un premier paradoxe en forme d’hommage à la séduction plastique ; ça brille, ça « paillette » et ça « flashe ». À travers la brutalité des motifs, la peinture des frères Quistrebert, sous ses atours clinquants, se veut sans effets. Une peinture à nu donc, poussée dans ses retranchements, une mise en affirmation pure et déclamatoire du médium, nous entraînant dans la ronde entêtante d’un jeu fou et asséchant sur ses limites, sa forme, sa matière et son motif qui revisite toute l’histoire de la représentation. À cette audace qui, dans ses excès, invente son propre vocabulaire pictural répond la projection en boucle de motifs utilisés dans leur peinture que le regard, confronté à ce scintillement continu, ne parvient pas à suivre. La lumière, enfin nous dépasse et nous aveugle pour de bon, épuisant à son tour notre regard et la tautologie du titre de l’exposition, The Light of the Light, se fait performative, sa redondance dessine le reflet d’une « hyperprésence ».
Une dimension jubilatoire et entêtée de subversion qui, imprégnée de l’histoire du modernisme et de la perception, propose une nouvelle réflexion autour du médium même. Incontestablement, les frères Quistrebert capturent, à travers leur respect du passé mais plus encore à travers leur respect de la radicalité, un geste et une esthétique qui ancrent un repère, une balise dans notre temporalité. Un drapeau noir et anonyme fiché dans le décor stellaire de notre époque dont chaque contemporain, avant de s’en éloigner, ne peut que saisir l’étrangeté, voire « l’étrangèreté ». Avec une audace folle, ils concrétisent le fantasme d’une réflexion sur les formes véritablement nourrie des influences d’un pan de la culture populaire en rejouant son clinquant, sa vulgarité, mais aussi son insolence et le paradoxe de son insoumission au classicisme tout autant que son enchaînement presque masochiste au conservatisme du passé. Ils parviennent finalement à se fondre en notre culture postmoderne, percluse d’hypertextualité avec une grâce qui, derrière les effets aguicheurs, tient de la pudeur tant leur labeur s’impose comme un reflet, une captation discrète mais explosive de la lumière qui émane du vacarme de notre modernité.
Ce souhait d’en finir avec un tel paradoxe est rendu possible par leur appréhension totale de la peinture, cette capacité à se l’approprier sans la respecter, en faire un sujet malléable à leurs désirs. Étendue lascivement ou jetée fiévreusement contre la toile, elle dévoile ses formes secrètes, ses courbes souterraines, se fait modèle que leur obsession décharne pour en révéler l’agressive beauté. Une beauté qui séduit, attire la convoitise et impose le désir en dansant avec la lumière. Pour mieux la capter, l’imiter, la réfléchir et la diffracter, pour faire corps avec la lumière, pour lui donner sa chair. Car, au plus profond, les frères Quistrebert marquent ici l’histoire de la création et en finissent avec l’illusion du miroir ; leurs toiles se dérobent, fuient et ne se laissent finalement jamais embrasser, quand le scintillement des LED interdit définitivement toute contemplation hautaine, toute condescendance désabusée d’un regard satisfait de sa connivence avec l’artiste face à la décadence d’un objet extérieur qu’il pense avoir assimilé. Contre toute réduction positiviste, contre tout fantasme conservateur d’une nostalgie des gloires passées, les frères Quistrebert nous jettent brutalement et de la plus belle des manières au cœur de notre modernité ; cela se passe dans et hors des villes, en périphérie de nos attendus, sur le parking burlesque de leurs toiles, maquillées comme des voitures volées.
Plus donc qu’une simple expérience technique, Florian et Michael Quistrebert ont su s’emparer de la peinture pour piéger les reflets de notre modernité afin d’ouvrir une brèche sensible du monde et nous donner à expérimenter le temps, la lumière vibrante d’un présent mobile et insaisissable.