Interview Saâdane Afif — Galerie mfc-michèle didier
À l’occasion de son exposition avec Christian Marclay à la galerie mfc-michèle didier, Ephemera et Paroles, Saâdane Afif évoque sa pratique artistique et nous présente ce projet au long cours.
À partir de 2004, vous avez invité plus de 100 auteur•e•s à écrire des textes et paroles de chanson inspirées de vos œuvres, certaines réapparaissant depuis au fil de vos expositions. Pourriez-vous dire quelques mots sur l’origine de ce projet ?
« Ephemera et Paroles », Galerie michèle didier du 12 février au 23 mars 2019. En savoir plus Saâdane Afif : Les prémisses de ce projet sont nées lors de mon exposition « Melancholic Beat » en Allemagne, au Museum Folkwang d’Essen. À l’époque, j’avais demandé à mon amie l’artiste Lili Reynaud-Dewar si elle accepterait d’écrire des chansons sur chacune des œuvres présentées en suivant un protocole assez précis. Ce protocole consistait, pour moi, à expliciter mes œuvres textuellement, puis à envoyer ces documents à l’auteur•e en expliquant les règles du jeu pour l’écriture de son propre texte. Si l’auteur•e acceptait ce contrat, il ou elle me renvoyait la chanson que l’œuvre lui avait inspirée. Son texte est donc une forme poétique hybride, mutante, née de la rencontre de mon œuvre avec un autre organisme, celui de l’auteur•e. Cette approche, qui pourrait sembler tautologique, vient en réalité nourrir mon travail en ce qu’elle y intègre l’imaginaire de l’auteur•e, qui reste tout de même inscrit dans la structure mise en place par mon protocole. Après cette première expérience avec Lili Reynaud-Dewar, très intéressante, j’ai souhaité renouveler la démarche. J’étais pour ainsi dire assez lassé des textes que je pouvais lire sur mon travail, il fallait donc que je trouve une solution pour produire quelque chose qui ne soit pas un commentaire institutionnel ni promotionnel.Par ailleurs, j’ai commencé ce projet à une période où je me sentais très isolé. Je cherchais alors une méthode pour inclure à mon travail des regards extérieurs, en vue d’ouvrir certains enjeux de ma pratique à l’autre. Ces textes ne relèvent donc pas tant du commentaire que de la poésie : ils deviennent comme une extension de l’œuvre. Au début du projet, je demandais à chaque auteur•e d’écrire un texte sur une œuvre différente. Depuis, je sollicite une quinzaine d’auteur•e•s pour écrire individuellement sur une même œuvre. 191 textes ont été produits durant ces quinze dernières années.
À l’occasion de l’exposition Ephemera et Paroles, la galerie mfc-michèle didier organise trois concerts durant lesquels seront jouées des partitions reprenant vos textes inscrits aux murs. Quel rôle le concert vient-il jouer dans l’appréhension globale de votre démarche ?
Ces textes ne demandent qu’à être incarnés. Très vite, ils sont devenus un matériau de mon travail artistique et m’ont amené à explorer le monde de la performance. Le plus simple pour moi a d’abord été de donner ces textes à des musiciens afin qu’ils les jouent lors de concerts, comme cela a été fait au Palais de Tokyo pour l’exposition Lyrics en 2005. Le concert devient alors une sorte de point d’orgue de l’exposition, qui permet à la fois l’incarnation des paroles et leur interprétation. Les idées qui traversent les œuvres, après avoir été reformulées dans les textes, sont une fois de plus remises en jeu dans la bouche même des musicien•ne•s qui chantent la chanson. Par la façon dont il•elle formule et articule le texte, le•la musicien•ne lui donne une dimension quasiment sculpturale et attribue donc une nouvelle forme à l’œuvre. C’est pourquoi je dispose de versions très différentes des mêmes textes, interprétés par plusieurs musicien•ne•s.
Par ailleurs, ce travail a donné lieu à un certain nombre d’expériences différentes : j’ai commencé à concevoir des posters pour annoncer des expositions et concerts, j’ai fait dire les textes dans la rue… Pour l’exposition Paroles au Wiels Contemporary Art Centre de Bruxelles l’année dernière, nous avons rassemblé avec Zoë Gray les 191 textes réalisés depuis 2004 dans un catalogue raisonné intitulé Paroles (aux éditions Triangle Book, Bruxelles). À cette occasion, ce recueil a été proposé aux visiteurs comme un livret de chant afin qu’ils puissent interpréter les textes à leur guise dans un studio présent dans l’espace d’exposition. Ce travail montre ainsi comment chacun peut poser un regard différent sur une même œuvre, les chansons permettant de mettre en forme des imaginaires singuliers aux côtés d’un objet matériel. Il s’agirait donc là d’une manière d’intégrer l’interprétation du regardeur à l’œuvre en vue de la rendre plus complète et de la parachever, pour mieux rejoindre la conception duchampienne de celle-ci.
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Depuis 15 ans, tout un pan de votre œuvre s’affirme donc comme production collective assumée. Cela viserait-il à questionner une forme de fantasme de l’auteur unique, associé à l’idée d’une propriété exclusive de l’œuvre?
Ce n’est pas tout à fait la question que je me pose. Je signe mes expositions, et co-signe les différents textes : une grande partie du processus est donc de mon ressort, et mon rôle d’artiste s’affirme également dans cette position décisionnaire. Ce travail relèverait davantage de ce que j’appelle le « copyshare », c’est-à-dire une copie partagée : suite à l’acceptation du contrat par l’auteur•e, le texte devient un matériau commun dont nous pouvons chacun disposer comme nous le souhaitons, indépendamment l’un•e de l’autre. Il s’agit là de la mise en scène d’une communauté de regards, qui montre comment la création d’une œuvre implique la participation d’autres individus. Ce projet est donc une proposition parmi d’autres répondant à la question de la mise en forme d’un regard collectif sur l’œuvre.
Le fil rouge qui relie vos travaux à ceux de Christian Marclay est indéniablement la musique et son écriture. À quel moment celle-ci intervient-elle dans votre pratique ?
Je pense que nos démarches se rejoignent principalement dans une relation entre le sens et la forme. En vérité, la question de la musique m’intéresse assez peu. Je l’utilise principalement en ce qu’elle me permet de démonter, à travers des formes simples et populaires telles que la chanson, des processus d’apparence complexes : les processus d’intégration de l’œuvre dans des communautés, la production d’un regard sur l’objet… La musique endosse donc dans ce travail un rôle de représentation. Elle n’est pas le socle principal de ma démarche, mais me permet de mettre en forme ces réflexions. Je dirais que la question du langage m’intéresse davantage ici, notamment concernant les enjeux de sa diffusion, de son interprétation. En ce sens, faire usage du champ lexical de la musique me permet de jouer là-dessus.
Ces langages, destinés à être appréhendés dans une durée relativement courte, se trouvent de fait déployés dans le cadre spatio-temporel de l’exposition, ainsi que dans votre catalogue Paroles qui peut être acheté par le public. Attribuer à vos œuvres plusieurs modalités d’existence serait-il un moyen de les prolonger dans le temps et l’espace ?
Probablement, oui. La chanson peut exister sur un disque, le temps d’un concert… Le fait d’intégrer un texte à une exposition impose un temps de lecture plus long que le temps moyen passé devant une œuvre, estimé à environ 5 secondes. Lorsqu’il est mis en lien avec l’œuvre dont il découle, le texte peut susciter chez le spectateur un jeu de va-et-vient actif et critique entre le texte et l’œuvre, dans l’optique de mieux les lire et les comprendre. Pour moi la temporalité de l’exposition est de l’ordre du pop-up. Comme l’ Ephemera de Christian Marclay, les processus que je mets en place demandent en réalité plusieurs années ; ce n’est certainement pas le temps de la réponse immédiate ! Tout ce temps m’est très précieux pour mettre en place les rencontres, les pratiques qui nourrissent mon travail. Quant au catalogue Paroles, il s’agissait de mon premier projet de monographie qui se trouve nourri de l’imaginaire de près de 100 personnes. Cet objet est chronologique : il permet de raconter mon parcours et d’expliquer comment ce processus s’est mis en place, exposition après exposition, tout en n’étant fait que des mots des autres.
Les trois concerts donnés à l’occasion de l’exposition Ephemera et Paroles auront lieu samedi 9 février 2019, de 19h30 à 20h avec la soprano française Éléonore Lemaire et le percussionniste Richard Dubelski, vendredi 22 février 2019, de 19h30 à 20h avec la violoniste Eva Gaal et samedi 23 mars 2019, de 19h30 à 20h avec l’artiste française Émilie Pitoiset et le musicien Shantidas Riedacker