Nil Yalter, Lion d’or Biennale de Venise 2024 — Galerie Berthet-Aittouarès
La galerie Berthet-Aittouarès accueille depuis début novembre une exposition de Nil Yalter, figure d’un art engagé et ancré dans la société dont elle observe les ruptures et les mises au ban. Tandis que la Biennale de Venise s’apprête à lui décerner le Lion d’Or 2024 pour l’ensemble de sa carrière, cette exposition constitue une entrée bienvenue dans cet œuvre que le Mac Val remettait à l’honneur en 2019 avec une très belle rétrospective.
Ancrée dans la parole des autres et libérée par la sienne, Nil Yalter a consacré une part de sa vie à la recherche des visions des autres, offrant à travers la question de la migration une fenêtre sur des modes de vie qui côtoient des sociétés codifiées et en offrent, dans leur dureté comme dans leurs bonheurs, des possibles alternatives. Car la question de l’expérience des sujets est ici essentielle, recueillant les témoignages particuliers pour nourrir un œuvre qui fait du kaléidoscope de réalités emmêlées, parfois invisibles à ceux qui les côtoient, la matière première de son déploiement.
C’est ensuite alors son regard, son empathie sur le monde qui en offrent une lecture singulière, laissant en lui les marques de ces engagements. Tous ces visages qui nous font face dans leur dureté, dans leur beauté et leur fragilité racontent le passage du temps une fois les frontières passées, le glissement de l’identité dans son transfert en un nouveau milieu qui la définit d’abord comme une altérité et engage à construire à partir de cette différence initiale le reste de son histoire personnelle. C’est alors le regard des autres et la résistance à son hostilité qui définit les premières années des migrations. D’où la prégnance de cette maxime dans l’exposition organisée à la galerie Berthet-Aittouarès ; « C’est un dur métier que l’exil ». Ou comment une situation, un état de fait, engage ceux qui s’y trouvent à un acte, un souci constant, un « métier ».
Une manière convaincante de remettre en question les débats actuels sur l’identité la réduisant bien trop souvent à une forme illusoire de valeurs transmises par la magie d’une naissance sur un sol particulier, quand il ne s’agit pas d’une apparence physique. Ici, l’identité se façonne, s’oppose et affronte les contradictions et paradoxes de sociétés multipliant les injonctions et hiérarchies.
« Biennale de Venise — 2024 — Foreigners Everywhere », Jardins de la Biennale de Venise du 20 avril au 24 novembre. En savoir plus L’exposition à la galerie Berthet-Aittouarès, à son tour, opère un cercle passionnant autour de moments de carrière de l’artiste qui dialoguent et se voient réactivés en un ensemble cohérent et riche. La figure humaine est rendue et transformée par la technique, la technologie intervient aussi pour mettre en scène cette réalité qui se transforme. La Tour de Babel, qui poursuit une œuvre entamée en 1974, explore elle aussi la disparition du corps des femmes en en disséminant les visages sur l’autel des intérêts des hommes et du pouvoir. Car c’est également la marge qui est ici à l’honneur et ne concerne pas uniquement les femmes ; les migrants, les classes sociales inférieures, travailleurs et travailleuses de tous pays relégués, de la Turquie à la France, dans des bidonvilles dont Yalter préserve la mémoire, encourageant en dernier lieu le regard à se porter toujours plus loin pour lire des enjeux toujours aussi proches. Les effets, aux bonheurs parfois incertains, de même que certains choix esthétiques marqués par un symbolisme assumé reflètent pourtant la soif d’exploration et d’expérimentation d’une artiste éprise de liberté et farouchement possédée par son désir de compréhension des autres.Comme une vision cyclique, corps, écriture, mouvement et mémoire se conjuguent dans la vidéo principale de l’exposition, La Femme sans tête, performance filmée de 1974 qui offre une synthèse radicale du travail de l’artiste. Inscrivant de manière circulaire d’abord autour d’un nombril au centre de l’image un fragment du texte de l’historien et poète René Nelli, elle grave sur sa peau cette phrase « La femme véritable est à la fois convexe et concave », offrant une lecture symbolique totale du corps féminin. Ce qui accueille comme ce qui repousse. Issue d’une étude sur le sexe féminin, cette mise en scène emprunte également à une tradition anatolienne religieuse d’écriture de versets du Coran sur le corps des femmes pour conjurer leur infertilité. Là, c’est la dépossession du corps des femmes qui est détournée, l’assignation de leur sexe, quand ce n’est pas leur existence, à la seule procréation. En mêlant alors ethnologie, folklore des danses de la séduction, activisme et création plastique, ce ventre exprime un fragment de ce que ces têtes occultées auraient à dire, tout en s’emparant des armes mêmes de leurs gardiens.
S’offrant à la vue, au spectacle en répétant une danse du ventre tout en ne montrant jamais son visage, Nil Yalter embrasse ici toute la polysémie propre à la réappropriation du corps par les femmes. Car débarrassé de l’injonction, de la prescription morale ou de l’érection de nouveaux codes aléatoires, elle fait de celui-ci un lieu de création où s’entremêlent les dimensions multiples de l’histoire, la violence et la jouissance qui l’ont façonné, égrenant d’une certaine manière ses identités différentes qui se suivent et se chassent, se perpétuent continuellement pour en interdire la fin, la catégorisation définitive et permettre à chacun de l’inventer à nouveau. Une performance réalisée l’année suivant sa grande exposition au musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1973, dans laquelle l’artiste avait installé une yourte qui sera d’ailleurs réactivée pour la biennale de Venise 2024.
À sa manière et sans égards pour autre chose que ces vies qu’elle relate, Nil Yalter révèle l’absurdité de stigmates qui continuent de fracturer des rencontres possibles et imprime sur le monde la nécessité de s’émanciper de ces frontières pour faire entendre l’autre comme une chance.