Rachel Labastie — Abbaye de Maubuisson
Invitée pour une carte blanche à l’Abbaye de Maubuisson, Rachel Labastie fait ressurgir l’histoire des reléguées de Guyane, des femmes condamnées pour acte de délinquance et envoyées dans ce territoire. L’artiste emploie le terme Les éloignées pour évoquer deux communautés de femmes, ces prisonnières et les religieuses qui furent également enfermées. Pour cette exposition, elle a mené une enquête en prenant le temps de faire des recherches historiques et de contacter des personnes pouvant lui apporter des éléments pour l’éclairer sur ce fait historique.
Dans le parloir, ses travaux évoquent des premiers signes de la religion et le déplacement de ces femmes, qui furent ensuite surveillées. Un ensemble de tableaux caisses peut nous faire penser à leurs mouvements, à leur tentative de s’échapper tout en étant prise dans l’argile crue encore fraiche. Une longue entrave de cou réalisée en porcelaine, d’apparence à la fois délicate mais aussi évoquant toutes sortes de blessures possibles, suscite un certain trouble. Le calice est présent dans un grand retable constitué d’argile dont l’humidité est préservée. Cette forme se retrouve également dans un ensemble de dessins en argile crue ornés d’or, telles des icônes. Dans une alcôve, une sculpture en paraffine de deux mains évoque un geste de prière… Ces mains sont celles de l’artiste qui prend soin de faire apparaître le corps, par fragment. En ce sens, elle privilégie une lecture ouverte de son travail et tout un chacun peut y projeter un récit et diverses images.
Dans la salle du passage au champs, Rachel Labastie donne des visages à ces femmes qui furent transportées loin de chez elles et dont leur statut fut évincé (aucune image n’existait jusqu’alors). Réalisées à partir de photographies judiciaires, des sculptures de camées, procurent des identités possibles à celles qui furent écartées de la vie civile. Suspendus sur un présentoir en bois, ses portraits maintenus par des chaines suggèrent des bijoux ou rappellent des chaines de prisonnières. À proximité, des dessins de maisons, travaillés au jus de terre sur papier font écho à l’habitat que ces femmes ont laissé derrière elles. La terre porte en elle les souvenirs de leurs territoires.
Dans la salle des religieuses, l’artiste continue de dévoiler ces « éloignées ». Un personnage féminin apparaît à travers une proue de bateau, créée en collaboration avec le CRAFT de Limoges et avec les Compagnons du Devoir. Les premiers ont façonné la figure en porcelaine tandis que la création du pied en bois fut confiée aux seconds. Cette œuvre rend hommage au savoir-faire français et rappelle la traversée de ces femmes. Au sol, sur des palettes en bois, une entrave collective en porcelaine, matière qui évoque la fragilité, rappelle les liens qui unissaient ces femmes, éloignées de la vie en société. On songe à leur déplacement, à une tentative de rapprochement ou d’éloignement. Aux murs, des tableaux caisses nous font penser aussi bien à l’organe féminin qu’aux transformations que subit leur corps. Face à cette terre crue qui dessine des plis, des sensations ambigües peuvent naître en chacun de nous.
Les visages de ces éloignées jalonnent les autres salles de l’abbaye, comme si leur présence surgissait au fur et à mesure des gestes de l’artiste. Dans les latrines, l’éclairage est accentué sur l’eau, tel un écho au voyage vers la Guyane. Notre regard peut ensuite s’arrêter sur un cœur noir gravé, qui rappelle la vie de toutes ces femmes que l’artiste a pris soin de révéler.
Remarquons que l’exposition est ouverte sur le parc de l’abbaye. Les œuvres se découvrent comme des indices, des témoignages de présences féminines. Leurs matières travaillées par les mains de l’artiste captent la lumière qui varie tout au long de la journée. Des sensations tactiles surgissent alors en nous.
Rachel Labastie aborde l’idée d’enfermement, de contraintes et de déchirement avec beaucoup de finesse et de délicatesse. Elle prend soin d’affiner sa connaissance de la terre comme matériau exprimant le temps qui passe. Différentes histoires de femmes reviennent progressivement à la surface dans cette abbaye, l’une des premières qui fut occupée par une communauté de religieuses. Son exposition peut ainsi nous toucher profondément tant son sujet est sensible et invite à relire un pendant de l’histoire.