Tableaux vivants — Fondation Etrillard
La fondation Etrillard propose, du 27 mai au 19 juin, Tableaux vivants, une exposition passionnante à la croisée des genres qui explore les rapports entre vidéo et peinture.
Tableaux vivants nous plonge en effet dans une succession jouissive de propositions qui, à travers le médium vidéo, opposent à la fixité de la peinture une exigence du mouvement, même infime, qui bouleverse la construction de l’image. De la composition cohérente et maîtrisée naît, à travers le passage du temps, des boucles, cycles toujours répétés de la création qui repensent la nature du tableau et de la pose du modèle tout autant que l’histoire de l’art. Le sujet, extrêmement pertinent et intelligent est particulièrement bien traité et l’exposition offre un véritable argumentaire en ce sens. Tous jouent sur le temps, la durée d’une image en mouvement, même imperceptible pour qu’elle s’imprime dans l’imaginaire.
À l’image de la première pièce de l’exposition, Monument of arrival and return de Basir Mahmood, qui met en scène des hommes habillés de longues tuniques rouges dans la gare de Lahore, capitale du Pakistan, échangent des objets dans une succession de gestes lents et protocolaires. En plan fixe sur ces hommes, le temps, dans ses deux acceptions de durée et de climat, semble imprimer sa marque. Il y a quelque chose de la contrainte dans cette sueur qui ruisselle, insectes qui se posent sur la chair. Cette quasi immobilité des sujets renvoie ainsi à la pratique contrainte de la pose, la toute puissance de l’artiste sur ses modèles. De la sorte, Monument of arrival and return offre une succession de portraits réussie et perturbante où le corps se plie aux canons de la production artistique. De mains en mains, les éléments sont échangés dans une cérémonie symbolique pour venir réitérer ce cercle vicieux. En train de se faire, les tableaux s’organisent et se figent sous nos yeux.
Une même forme de succession s’opère avec la magnifique vidéo d’Ulla von Brandenburg qui crée, à travers un long travelling, une expérience à mi-chemin entre la visite guidée et la mise en scène contemporaine. En utilisant le format 16mm pour employer ce symbole du film moderne, l’artiste propose une expérience hypnotique et une performance fabuleuse. Dans les allées des intérieurs du château de Chamarande se jouent des saynètes muettes. Le film oscille alors entre narration distancée et pur spectacle vivant ne cachant pas ses artefacts, ses symboles volontairement appuyés autant d’éléments d’une composition dans le temps qui fait de ce déplacement de l’objectif la divagation d’un œil dans les méandres d’une peinture classique mais éphémère. Utilisant à merveille son médium, Ulla Von Brandenburg nous plonge en suspens dans un abîme d’incompréhension, de doute et de beauté qui pense un autre genre d’œuvre d’art.
En faisant usage d’un processus de ralenti, Sebastian Diaz Morales crée lui aussi une forme de mise en apesanteur de notre regard. Un lent travelling arrière éloigne progressivement notre champ de vision de la caméra pour finalement révéler une équipe de tournage qui semble elle-même médusée par la destruction d’un miroir. Un jeu de miroir précisément au cœur de ce dispositif qui, d’emblée, transpose le spectateur de son statut de témoin à celui de sujet observé pour ensuite, à travers de courts plans fixes, en faire à nouveau un observateur complice, profitant en toute innocence du spectacle dramatique de l’accident. Des morceaux de verre éclatent et se répandent silencieusement dans les airs, au ralenti, reflétant de dizaines de nouveaux points de vue des fragments de la scène observée. Une destruction particulièrement esthétique qui fait vibrer les couleurs et joué de la lumière. Le tableau est ainsi diffracté, détruit et fragmenté, même s’il continue, sur une durée infime que le ralenti permet d’apprécier, d’exister. Beaucoup d’allers-retours dans cette vidéo qui se joue des symboles et les démultiplient sans pour autant céder à la facilité esthétique outrancière et offrir ainsi une pièce pertinente et solide.
Suspendu encore, le temps semble ne rien changer à l’évolution d’une virulente dispute qui met aux prises une demi-douzaine de personnages dont chacun semble relancer, chaque fois, l’intensité. La vidéo Fight de Mark Lewis se fait tableau sociologique, une lecture de notre présent débarrassée de ses raisons. Muette, elle tait les causes de l’empoignade qui se mue en une étonnante fresque du mouvement avec un effet de balancier qui organise des allers-retours permanents dans un cercle vicieux qui se nourrit de lui-même. Référence directe à la peinture classique, au théâtre et au cinéma populaire, cette dispute tragi-comique évoque également l’acte fondateur même des frères Lumière qui laissaient le monde se dérouler face à l’objectif de leur caméra.
Comme un contrepoint final à ces propositions qui altèrent en profondeur notre perception de l’écoulement du temps, le choix de présenter les 59 Stellungen (59 Positions) d’Erwin Wurm décape le sérieux de l’entreprise pour offrir un spectacle absurde et jouissif. Chez lui, c’est la fixité absconse des corps, emmaillotés à l’intérieur de vêtements qui les masquent, qui frappe et produit un effet de sidération. L’expression « tableaux vivants » est alors à prendre littéralement, Erwin Wurm emprisonne les êtres à l’intérieur de toiles (ici faites de coton, de tissu synthétique et autres matériaux textiles) pour en faire le support de lignes et de figures absconses aux allures de chimères impossibles.
Un pied-de-nez à la hauteur de ce parcours très réussi qui, avec l’excellent film La Ricotta de Pasolini qui explore avec humour et ironie un plateau de tournage parsemé de reconstitution par des acteurs de tableaux de la Renaissance, étaye plus encore son argumentaire et sa célébration de l’art vidéo. Car plus qu’une évolution technologique, ce médium, confronté à l’histoire de l’art, repense définitivement les conditions de la création et participe à une réinvention de notre perception.