Tatiana Trouvé — Centre Pompidou, Paris
Le Centre Pompidou présente une exposition personnelle de l’artiste Tatiana Trouvé, lauréate du Prix Duchamp en 2007 qui tranche avec les attendus et nous propose une expérience immersive et exigeante, sans raccourci flatteur, au cœur d’un esprit à l’œuvre.
Perpétuant son jeu constant avec le temps, sa suspension et son brouillage, Trouvé frappe dans cette exposition par le choix radical d’offrir au spectateur un aperçu de son travail sous la forme de transition, comme une ligne en cours de traçage. La trace, justement, se perd et se retrouve à nos pieds, dans un paysage qui nous précède certes, mais dont on devine surtout la transformation à venir, l’érosion invisible que nous-même provoquons.
Optant pour le dessin, dont la plupart porte fièrement “Sans titre” en guise de nom, pour l’étude, certaines sculptures se présentent sous le titre Note on sculpture et pour la mise en scène mouvante (l’espace est délimité par un rideau ondulant, les œuvres tiennent sur des câbles reliés au plafond), tout se donne ici d’un geste. Un regard permet d’embrasser ainsi la complexité de la somme d’informations à venir ; comme un atlas éventré étalerait toutes les cartes qui le composent en un plan unique. On comprend bien vite qu’il nous appartiendra de composer ses légendes.
Découvrir notre article autour de l’exposition A Quiet Life, 2018, de Tatiana Trouvé
L’installation totale, audacieuse, renverse, tout en le prolongeant absolument, le paradigme de l’artiste. Un risque et un mouvement pour elle, qui ne nous confine plus au bord des mondes qu’elle invente, comme lorsqu’elle nous plaçait face à des terrariums, derrière des vitrines, mais nous y plonge absolument. Au centre de cette forêt à angles droits de cadres qui dansent subrepticement autour de nous, les propres pas que nous réalisons complètent les traits, traçant des courbes et épousant les lignes abstraites et géométriques.
Au cœur de toutes les époques, ses tableaux eux-mêmes semblent recouvrir cette valeur de disparition et de perte, confondant rêve et minéralité, fantaisie et réalité organique. L’individu en tant que tel se voit définitivement effacé dans l’impression d’ensemble, sans pour autant perdre son point d’ancrage avec ces paysages forcément trop humains. Chacun d’eux s’offre comme une œuvre forte autant que comme maillon d’une chaine poétique dont notre regard finit de souder les boucles. C’est la force de Trouvé de mettre en scène cette possibilité de questionner son propre travail, son propre statut.
En terre inconnue et pourtant familière, les habitués de l’œuvre de l’artiste s’offriront, au même titre que tous les visiteurs, un dépaysement inattendu et salvateur, empruntant à son passé toute l’expérience du travail et en abandonnant tout formalisme codé. Le voyage n’a rien ici du jeu piste mais bien plutôt du jeu de dés, du jeu de désir, laissant la logique géographique du “parcours” aux bons soins des affinités du corps visiteur, libre d’adhérer aux dessins qui rencontrent son champ de vision ou à la démarche spontanée de son oreille interne (parcours méthodique en succession de parallèles, déplacement en cercle jusqu’au centre de l’exposition, diagonales tranchantes jusqu’aux sources de lumière).
Dans cet univers sombre, on pense aux arrière-fonds florissants de la Renaissance, aux ébauches d’architectes, on pense aussi à Max Ernst, aux plus beaux tableaux de Dali (il y en a), à ces déserts sourds et muets post-civilisationnels où gravitent encore, comme en suspens, nombre d’éléments de nos sociétés. L’humour, toujours présent chez elle se déploie avec la légèreté et la pudeur du tour de passe-passe, étalant le parfait attirail du caméléon ; la valise, les livres, cet auteur anonyme empruntant l’idée d’autres, disparu au cœur de sa réflexion depuis ses débuts.
Une ouverture qui confine à l’exploration intime de son processus de création, appuyant particulièrement sur la gestation, la « procréation » plutôt que sur la créature. C’est cette modalité de remise en cause du statut de l’auteur qui étonne le plus au final par sa pertinence, embrassant les défis d’une création contemporaine insécable de la somme d’informations et de la signature (qui laisse désormais peu de place même aux titres d’expositions personnelles) qui l’accompagnent.
Si donc le nom, l’auteur ne peuvent se retirer, Trouvé en prend son parti et, par cet agile jeu de contrepoint, déploie un paysage mental identifié (le sien) en optant pour son contre-pied temporel, ce moment qui ne lui appartient pas encore, où tout n’est qu’ébauche et échappe à la maîtrise fantasmée de l’auteur.