Damien Hirst — Galerie Gagosian, Paris
La galerie Gagosian présente du 08 juin au 22 septembre 2021 l’exposition Cathedrals Built on Sand de Damien Hirst, qui met à l’honneur ses Pill Cabinets, œuvres majeures de l’artiste qui aligne, par dizaines, des gélules réelles ou reproduites dans des cadres aux vitres immobiles.
Véritables pièces historiques, les Pill Cabinets ont passé l’épreuve du temps et gardent aujourd’hui toute leur pertinence, tant dans leur sens, le rapport au médicament devenu objet de consommation courante dont les pastilles synthétisent le progrès technologique et la recherche biologique, mais aussi l’intensité et la complexité des sentiments nourris à l’égard de la médecine comme à l’égard des laboratoires. Dictionnaire de signes des maux contemporains comme des avancées de la science pour améliorer le quotidien, l’exposition de ces pilules noie le visiteur sous un flot de réponses à des questions que formulent nos corps, nos psychés malades.
Sans imposer de perspective autre que celle de l’observation, Damien Hirst adjoint à la médecine occidentale ce mode de vie qui étale sous nos yeux les solutions à des problèmes que l’on ne connait pas encore et place côte à côte médecine traditionnelle et médecine de l’âme. Une méticulosité et un esprit de système qui tranchent avec l’explosivité d’un œuvre depuis longtemps émancipé de ses velléités minimales conceptuelles des débuts. Pour autant Hirst n’en perd pas son flegme et sa propension au décalage à travers des titres qui installent une histoire.
Objets de désir, voire de séduction, les comprimés médicinaux se dérobent à leur fonction initiale de faciliter la préhension d’une poudre complexe obtenue par le mélange d’une quantité infinitésimale de molécules actives. Ces autels érigés à la médecine moderne reposeraient-ils, comme le suggère le titre de l’exposition, sur des fondations illusoires ? La citation mise en exergue de l’artiste, qui s’étonne que la population accorde une confiance aveugle à la médecine donne le ton d’un travail qui s’attaque à démonter le sens commun. Une perception certes naïve si l’on évoque la science, qui offre à chacun, à travers des procédés certes complexes mais néanmoins appréhendables de saisir la chaîne de causalité amenant à tel ou tel effet. À quelques années d’écart, c’est bien semble-t-il la méfiance et le sentiment d’une équivalence entre la croyance et la science qui pose problème.
Pour autant, ce qui fait sens ici est bien plutôt le questionnement d’une confiance en un produit, mélange illisible et impossible à « reconnaître » abstraction faite d’un logo porté à sa surface. Le « caché » est en effet bien ici alors une matière friable que seule la consommation, l’ordonnance par un détenteur du savoir, le médecin, nous incite à associer à notre système digestif. D’un intérieur à l’autre, Damien Hirst fige cette transaction en érigeant entre nous une paroi de verre qui n’a plus pour unique fonction de laisser voir mais bien de séparer. S’agit alors de nous mettre en garde ou de nous condamner à y observer notre reflet ?
Quelque maladresse que l’on lise dans sa vision du monde et quelle que soit notre opinion à son sujet, la confrontation avec l’œuvre de Damien Hirst conserve indéniablement sa part de souffre, inévitablement accompagnée des excès de son histoire et jalonnée par ceux d’un marché soufflant, hors des sphères communes, son vent de folie et s’affole te opulence. Dans le charme discret et sobre de la galerie Gagosian, c’est pourtant face à une série d’œuvres qui se donnent pour ce qu’elles sont que l’on se tient ; itérations restées anonymes ou diversement exposées d’un protocole, le Pill Cabinet devenu emblématique de l’art du XXIe siècle à la suite de ses Medicine Cabinets qui exposaient des boites de médicaments vides.
Moins médiatiquement reconnu et pourtant tout aussi fort que nombre de ses pièces, le Pill Cabinet, comme toute œuvre, s’inscrit dans une histoire et un processus que la galerie Gagosian parvient à mettre en place avec une scénographie éthérée, à l’opposé du tapage qu’un tel nom appelle.
Dans un silence presque méditatif, on observe à loisir ces reproductions minutieuses de pilules ordonnées et classées à nouveau dans un ordre muet sur sa logique. Un mutisme qui renvoie au tact de l’artiste de ne pas ajouter à son concept et aux titres pince-sans-rire de chacune d’entre elles la lourdeur d’une forme fixe qui signifierait « encore plus » et imposerait une gravité supplémentaire. Damien Hirst sait ainsi aussi être léger. Loin de l’apologie grandiloquente, la présentation offre une variation de volumes, de dimensions et de dispositions de pilules qui deviennent autant de motifs dans des compositions riches dont la répétition et la variation font toute la force. Avec la présentation exceptionnelle du prototype de l’œuvre, plus minimaliste avec son cadre en bois et d’autant plus efficace, c’est dans l’histoire même de l’œuvre qu’on pénètre, observant ses variations et évolutions. Un choix particulièrement pertinent pour l’une des rares apparitions de son œuvre à Paris et en attendant une présentation de plus grande ampleur à la fondation Cartier.
Le parcours, généreux avec une présentation sur trois étages, permet une variation d’échelle bienvenue en regard des dimensions minuscules de cellules aux effets incommensurablement élevés. La chambre de résonnance se fait tantôt vertigineuse, tantôt plus inutile, fouillant, le contexte actuel aidant, jusqu’à l’histoire de chacun. Impossible en effet de « lire » les compositions de médicaments alignés en batterie frappés du logo Pfizer sans percevoir l’écho du laboratoire à la une de nombreux journaux depuis la pandémie de coronavirus. Un hasard « heureux » qui rappelle la prégnance des laboratoires sur le monde de la santé ; et le monde de la santé sur l’état du monde.
Si l’on perçoit tout de même son besoin de modeler les formes pour en garantir un résultat flatteur qui prend un peu trop d’importance avec les diptyques bleu et rose qui, s’ils ne sont pas dénués d’humour (respectivement His et Hers) tirent un peu trop vers le design, la force de Hirst s’impose avec une calme évidence que confirme cette présentation sobre et réussie d’un pan marquant de son travail.