Marlene Dumas — Musée d’Orsay
Invitée par le Musée d’Orsay à l’occasion de l’année de célébration de Baudelaire, Marlene Dumas dévoile, jusqu’au 30 janvier 2022, une série de quatorze toiles issues d’un projet mené avec l’auteur et traducteur Hafid Bouazza (1970-2021) autour du Spleen de Paris.
« Marlene Dumas — Le Spleen de Paris », Musée d’Orsay du 12 octobre 2021 au 30 janvier 2022. En savoir plus Dans sa peinture, Marlene Dumas superpose les couches de représentation, faisant travailler dans les visages et dans les corps des forces sourdes qui animent les stases qu’elle met en scène. Le monstre naît souvent chez elle d’un surplus de réalité, un trop plein de vie qui, en trompe-l’œil bouleverse la perception et fait de l’addition un biais de la métamorphose. Si l’une des obsessions de l’artiste, née en 1953 en Afrique du Sud réside dans la restitution du regard, dans l’intensité d’yeux béants ou clos, elle alterne ici avec des figures précisément dépouillées de tout détail morphologique, plaçant en vis-à-vis le reflet des pupilles du poète et l’incarnation en songe de ses mémoires. Un horizon double qui fait vaciller le réel pour élaborer, à partir du texte poétique, des variations de formes et de couleurs qui, plus qu’une volonté d’illustrer, témoignent d’un souhait d’accompagner l’expérience poétique d’un spleen qui réinvente la notion du beau.Sexuelles et étrangement pudiques, les postures des corps opposent et croisent les morphologies et les couleurs sans jamais se réduire au code à la simple lecture univoque des fantaisies d’un homme seul face à ses feuillets. Cette solitude qui, elle, se ressent, dans l’absence et la suspension de zones du tableau laissées vide, soulignant plus encore l’aspect spectral de ces délires sensuels. Le danger surtout, au-delà de la pudibonderie et des risques d’éveiller les foudres de la morale, s’expose ici dans les limites vacillantes des corps, dans les frontières scabreuses des chairs qui s’entremêlent et absorbent toute entière l’âme qui s’abandonne à la jubilation solitaire. « Enfin ! Seul ! On n’entend plus que le roulement de quelques fiacres attardés et éreintés. Pendant quelques heures, nous possèderons le silence, sinon le repos. Enfin ! La tyrannie de la face humaine a disparu et je ne souffrirai plus que par moi-même. » (Baudelaire, Le Spleen de Paris, À une heure du matin).
Si la mise en scène joue légèrement trop le parti du dépouillement, la sobriété évite l’écueil de l’hommage symbolique pour offrir une confrontation radicale à l’esprit de Baudelaire. Sans autres circonvolutions que celles de la pratique d’un art engageant les corps et les formes, l’exposition Le Spleen de Paris offre une plongée fragmentaire et, pour cette raison précisément, d’autant plus fidèle à l’œuvre originale, qui creuse dans des lignes dont on ne sait que trop de choses la matière secrète à l’élaboration de formes nouvelles dont les esquisses, faites ici également de lignes superposées, bouleversent les focales.
Jusqu’à inverser les rôles ; Dumas fait par exemple du spectre (l’huissier qui « vient torturer au nom de la loi ») du poème « La Chambre double » un portrait dont on soupçonne qu’il pourrait bien être le double du poète, se tenant en position de défense face à un corps féminin qui pourrait tout aussi bien le peindre. Une interprétation laissée à la liberté de chacun qui fournit là encore un horizon supplémentaire au parcours qui emprunte aux poèmes des motifs selon une logique qui lui appartient, mettant en scène des éléments expressément mentionnés ou, au contraire, dont elle découvre l’impression voilée, comme il en va de l’image de Jeanne Duval.
À l’image de sa propre définition de la beauté, qui n’existe que si elle dévoile les pans les plus terribles du réel, Marlene Dumas parvient ainsi, autour de l’univers baudelairien, à sculpter les vapeurs d’un romantisme dont l’éther n’enlève en rien la beauté crue d’un soufre qui se ressent d’abord dans les rêves, puis jusque dans la chair.