a fendre le cœur le plus dur — CPIF Pontault-combault
Projet transversal initié par l’historien Pierre Schill, l’exposition A fendre le cœur le plus dur au CPIF, qui réactive l’exposition du même nom déjà présentée au Frac Alsace, explore la plasticité de la notion de document historique avec intelligence et ouvre la discipline à un champ de possible qu’il est urgent de défricher.
Spécialement créées pour l’occasion ou préexistantes, elles ouvrent le propos tout en apportant leur propre complexité. Ouvrant cette réflexion polymorphe, la vidéo de Rabih Mroué, tout comme le texte de Jérôme Ferrari & Olivier Rohe réalisé pour l’exposition, multiplient les entrées en questionnant leur propre démarche. Rejouant le message vidéo enregistré par l’un des premiers responsables d’attaque suicide dans le Sud-Liban en 1985, Rabih Mroué invite à penser ce vertige d’un être capable, à travers le temps, de s’adresser à un public pour annoncer sa propre mort. En réactivant ce geste à l’aide de la vidéo, mais aussi de la performance live (« alive » nous dit-il), l’artiste brouille le message pour mettre en avant sa valeur performative et le décorum rendu absurde après l’action qui fait office de symbole, « d’explication » à un fait d’ores et déjà « passé ». Mais plus encore, il ajoute à sa mise en scène la question de sa monstration, s’interrogeant sur la pertinence même de « montrer cette vidéo ».
C’est que l’image est au cœur du propos d’A fendre le cœur le plus dur, cette expression même issue de la correspondance de Chérau, confronté à l’horreur d’une guerre qui réifie l’humanité, faisant des cadavres des indices, des éléments de justification d’une intervention armée. L’image, plus qu’un reflet du réel, se fait témoignage et se voit inévitablement chargée d’un regard, d’un hors-champ qui en constitue l’impensé et que la création se doit de toujours mettre en question. Agnès Geoffray s’empare ainsi directement d’images du reportage pour les remettre en scène, d’abord dans un montage, « Les Regardeurs », qui oppose deux plans d’un même événement, une pendaison, elle-même occultée. La distance entre ces deux images laisse ainsi émerger l’espace de l’inconnu, ou plutôt du nécessaire « inconnaissable » de l’événement. De même, dans son installation Les Gisants, elle emballe, dans un papier de soie qui les protège, chaque photographie de cadavres. Ainsi recouverts d’un suaire symbolique, ils retrouvent la valeur d’humanité que la société accorde aux dépouilles. En camouflant, en atténuant leur crudité, Agnès Geoffray intervient sur la cruelle réalité d’une guerre qui renvoie les cadavres à leur seule matérialité. Un acte qui, derrière sa sensibilité, son attention humaniste, ne manque pas de questionner également les modalités de la perception du réel, est-ce ainsi en « voilant », en « cachant » que l’on révèle l’indicible horreur d’un « fait » qui dépasse l’imagination ?
Une question autour de l’image que l’on pourrait retrouver dans la démarche d’Adam Broomberg & André Chanarin qui détourent la série de photographies réalisées par Jahangar Razmi de l’exécution de onze prisonniers kurdes pour n’en laisser apparaître que des silhouettes, comme suspendues dans le temps et l’espace d’une blanc immaculé. De même, Alexis Cordesse choisit un contrepoint saisissant ; derrière sa photographie d’une nature épaisse, vibrante et rassurante, c’est l’histoire du génocide rwandais qui est écrite, histoire dont on ne perçoit que le fantôme à l’aide des témoignages textuels qui la jouxtent. En refusant l’image directe, le photographe souligne notre stupeur face à une nature qui n’a que faire des cicatrices de l’histoire et, plus encore, la ténuité de cette dernière à l’épreuve du temps, sa tendance fatale à s’effacer si elle ne se transmet pas, ne se partage pas et ne se réinvente pas.
Estefania Peñafiel Loaiza propose, elle, dilate le temps dans l’espace en proposant un amoncellement de photographies reprenant les 25 images composant le plan d’une seconde du film La Bataille d’Alger. Plongée dans l’obscurité, l’installation offre une interprétation formelle de la question du témoignage avec ce choix d’une séquence menant à la rencontre de la caméra et du regard de la comédienne. Film anti-colonial longtemps censuré en France, La Bataille d’Alger fut également utilisé à des fins de formation militaire. L’installation D’un regard l’autre mêle ainsi les champs de la création, de la sensibilité, de la pensée et de l’histoire au sein d’une œuvre forte qui questionne à sa manière la valeur de l’image, de son accumulation. Les changements infimes, d’un 1/25e de seconde à l’autre, empêchent ainsi toute certitude quant à la place de chacune dans le plan extrait et plongent ainsi le visiteur au creux d’un abyme de doute, questionnant la valeur de son propre jugement, de sa propre expérience.
C’est ainsi en jouant sur tous ces plans de la perception que l’œuvre de Kader Attia, centrale, fait office de pièce maîtresse à la réflexion amorcée par l’exposition. Sensible et extrêmement forte, le cercle constitué au sol de prothèses de jambes, s’il semble symboliser l’effrayante boucle infinie des stigmates de la guerre et la tentative d’en guérir les blessures, est accompagné d’une photographie d’un acte rituel des Pygmées du Nord Congo. Assis au sol, chacun tend ses jambes autour d’un cercle que dessinent leurs pieds, en contact, pour affermir le lien social. Une référence subtile et inattendue qui permet à l’artiste de mêler à l’évocation du drame de la mutilation une force de vie que la communauté seule, à travers ses symboles, ses pratiques et ses partages, permet d’insuffler.
Le témoignage, plus que par la retranscription du réel, acquiert ainsi une force nouvelle à travers la création artistique, se pare d’une complexité bien plus proche de la réalité qu’une image, toute « objective » qu’elle tend à demeurer, ne parvient jamais à saisir seule. Plus que jamais, l’art installe ici la possibilité d’un dialogue, d’une « compréhension », autrement dit d’un partage collectif de l’information, une opportunité de mutualiser les regards pour transformer le mystère en outil de fabrication du réel. Chacun, de l’artiste au spectateur, se fait alors témoin, porteur d’une expérience du fait précis, capable de poursuivre l’invention d’une histoire collective.