Armineh Negahdari — Dialogue
Slash accueille un dialogue passionnant et profond engagé entre l’artiste Armineh Negahdari et Cécilia Becanovic. Au-delà d’une réflexion autour de sa pratique du dessin et de la sculpture, c’est l’univers mental de l’artiste qui se découvre et entre en résonance avec les préoccupations d’une vie consacrée à la création et travaillée par la question de sa trace.
Ce dialogue écrit s’est ouvert, entre l’artiste Armineh Negahdari et la critique d’art et galeriste Cécilia Becanovic1, en juillet 2024 pour se clore en août.
« Mes dessins sont des visions non résolues »
Cécilia Becanovic : Chère Armineh, j’aimerais commencer par l’évocation d’une discussion au cours de laquelle tu m’as fait découvrir l’importance de la poésie dans la vie quotidienne d’une personne iranienne. Tu as dit: « la poésie est partout ». La poésie se partage en famille, s’écrit sur les tombes aussi. Il me semble que tes dessins fonctionnent comme la poésie où les symboles prennent vie. Si l’énigme de la poésie est inévitable, dans ta pratique artistique cette expérience poétique trouve un passage par le dessin, principalement. Ce n’est pas seulement un moyen de communiquer, mais quelque chose qui se produit dans l’être entier. C’est comme formuler une définition, cela peut sembler facile, mais si l’on nous pose la question, souvent on ne sait plus. Ressens-tu quelque chose de comparable face aux dessins qui s’accumulent vite dans ton espace de travail ?
Armineh Negahdari : Souvent, la certitude qui va avec les mots m’inquiète. Donner une définition n’est jamais chose facile. Habituellement, celleux qui apprécient mes dessins ne sont pas étonné·es lorsque je leur révèle ma relation intime avec la poésie. Pourtant, personne ne parvient à définir précisément la nature de ce lien entre mes dessins et les mots. Quelle part d’un poème identifiable se retrouve dans mes œuvres ? Est-ce que ça devient de l’imagination ou la perception de l’absence ? J’ai toujours en tête que d’innombrables absences marquent l’existence. Peut-être que la relation entre mon travail et la poésie est une expérience poétique en soi, semblable à ce que l’on ressent en lisant un poème : une émotion qui nous envahit, une image qui naît en nous, sans que l’on puisse l’exprimer pleinement. Nous n’avons pas besoin de l’expliquer ni même de trouver les mots pour cela, nous la vivons, elle nous imprègne. C’est l’expérience qui l’emporte sur le fait de savoir quoique ce soit. J’aime revivre l’expérience de lire un poème au sens large en contemplant une œuvre d’art, pour que cela crée en moi un effet profond et ineffable. Lorsque j’étais enfant, à l’école, le sens de la poésie revêtait une grande importance dans nos cours de littérature. Nous lisions les vers des poèmes et en transcrivions le sens en persan courant. Il y avait de nombreux poèmes que j’aimais profondément et dont je ne comprenais pas la signification. Tu sais déjà que j’apprécie Forough Farrokhzad (1935-1967) quand elle réfléchit, dans son dernier recueil Une autre naissance à ce que font les mains au cours d’une vie. En Iran, la poésie faisait partie de mon quotidien. On dit que pour comprendre une pierre, il ne suffit pas de la regarder ; il faut vivre en son cœur et contempler le monde de l’intérieur. Je pense que l’on peut vivre de cette façon avec la poésie.
C.B. : Est-ce que tu produis autant parce que tu doutes beaucoup ? Qu’est-ce qui te donne le plus d’élan, les réponses que te donnent les matériaux à mesure que tu les utilises ou le besoin de communiquer depuis ce fond que tu cherches à atteindre ?
A.N. : On me dit que je produis beaucoup. De mon côté, je ne le vois jamais comme une quantité, mais plutôt comme un ensemble ou plus exactement un flux qui s’accorde à mes manières d’être. J’ai un rythme de travail qui se détache vite de l’idée de mesure, car je commence sans planifier, sans pensée sérielle et sans question précise. Je dessine pour faire un pas en avant et je le fais avec des outils simples, comme le charbon de bois utilisé sur les parois des grottes il y a 20000 ans. C’est pour moi une manière de vivre, un rituel tellement répété qu’il est devenu ma vie. Oui, une partie de mon travail consiste à douter. L’hésitation me pousse à en faire plus, ce qui m’amène forcément à davantage de découverte. Lorsque je dessine, j’éprouve le besoin de communiquer avant tout avec moi-même, c’est ce qui m’aide à m’assurer d’un lien tangible avec ce qui m’entoure. En dessinant, je me sens utile ; c’est pour moi une nécessité vitale. Je produis et donne vie à quelque chose qui n’existait pas auparavant. Tout commence en moi, jaillit sur une feuille blanche au fil du processus, puis chaque dessin poursuit sa propre existence. Cette création se termine par une exposition et se soumet à l’épreuve du temps, suivant le cycle naturel de la vie. Au fil du temps, j’ai appris à laisser mes dessins circuler, ceux que je préfère aussi. Je ressens toujours une dette envers le monde et plutôt que de m’attendre à recevoir quelque chose je songe davantage à donner. C’est une forme de générosité qui est ancrée dans la culture iranienne, je ne cherche pas à être autrement, je suis mon propre rythme. Je ne m’ennuie jamais devant une feuille de papier quel que soit son format et ses qualités. Avoir un support devant soi, trouver un cadre, c’est mobiliser de la force pour continuer. Plus jeune, j’ai réalisé que dessiner était la bouée qu’il me fallait pour me maintenir à flot.
C.B. : Je me souviens t’entendre dire qu’à l’école d’art où tu étais inscrite, mais aussi dans l’espace d’atelier que tu partageais avec d’autres artistes à Clermont-Ferrand, tu effectuais des horaires de bureau, ce qui en étonnait plus d’un·e. Quelle est ta relation au travail, à l’incessant, aux horaires rigoureux vécus comme un enfermement ?
A.N. : Le travail est une conception propre à chacun·e. Pour ma part, j’ai du mal à gérer ma vie d’atelier si je n’ai pas d’horaires suffisamment déterminés en tête. Pour certain·es, ne pas savoir fonctionne bien. Cette liberté-là n’agit pas sur moi. Même si les circonstances me permettent parfois une certaine flexibilité horaire, je me fixe toujours des limites, que ce soit pour commencer une journée ou pour la terminer. Je vois ça comme de la détermination et de l’engagement. Les limitations auxquelles je me suis déjà confrontée ont eu des effets positifs sur moi. J’apprécie de commencer ma journée d’atelier comme une personne qui poursuit un long chantier. Je suis souvent guidée par mes intuitions et si ce n’est pas toujours convaincant dans le résultat, cela reste un moteur comme pour beaucoup d’artistes. Les personnes avec des horaires non définis me paraissent aller au-devant de quelque chose de trop flou. Je ressens l’urgence du faire dans ma pratique, comme un appel irrésistible qui m’aide à plonger dans des journées très pleines, où la fatigue qui en découle est bien réelle.
C.B. : Est-ce que tu pourrais m’en dire plus sur ce sentiment d’« urgence » que tu évoques ? Cela laisse entendre une tension, alors que l’« appel irrésistible » sonne davantage comme une invitation au plaisir. Est-ce que tu peux être plus précise sur ta vision du travail depuis le moment où elle se construit chez l’enfant qui voit ses parents travailler et qui a très envie d’en faire autant ou au contraire de tout conceptualiser autrement ? Est-ce que tu as eu le sentiment que le travail ne serait acceptable que s’il te donnait du plaisir et te permettait en même temps de te sentir utile ?
A.N. : Je pense à un mélange complexe de passion, d’urgence et de désir de laisser des traces. Dessiner est à la fois une source de plaisir et de frustration, quelque chose qui attire irrésistiblement mais qui peut aussi être impitoyable lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. Ce besoin urgent de créer, je ne sais pas d’où il vient, mais il est clairement ancré en moi. L’addiction que j’ai pour le travail du dessin reflète cette sensation de ne jamais en avoir assez, de toujours vouloir agrandir le monde que j’ai créé, sans savoir où cela me mènera. Pour moi ce n’est pas seulement le plaisir qui fait du travail une activité acceptable ou pas. J’ai une perspective plus terre à terre. Parfois, il s’agit simplement de s’occuper pour oublier, de découper la journée en tranches et que toutes ces tranches additionnées forment un continuum ininterrompu. Je me plonge dans une temporalité qui m’appartient totalement et tandis que le temps file imperceptible et silencieux, j’essaie de ne pas être passive face au monde extérieur. Si je ressens du plaisir alors tant mieux. Je me demande souvent quoi faire quand il fait trop sombre ? S’arrêter ? Allumer une bougie ? C’est toujours mieux qu’une obscurité qu’on aura subie. Ma mère me disait souvent que le travail est l’essence de l’être humain. C’est sans doute vrai puisqu’à mon sens l’essence des choses se révèle dans ce que l’on a fait et mis en circulation pour que ce monde en tienne compte.
C.B. : Est-ce que tu crois qu’il est essentiel de laisser des traces ? Est-ce que tu avances avec cette idée lorsque tu crées ? Est-ce que cela te semble d’autant plus important que tu es une femme ? Lorsque j’étais étudiante, je voyais bien des jeunes hommes autour de moi noter leurs idées dans des carnets, esquisser des projets, annoter des livres, comme si tout cela serait utile plus tard pour les comprendre et souligner leurs qualités, leur précocité. Ils semblaient vouloir se convaincre que ces traces seraient attendues dans le futur, qu’on leur serait reconnaissant d’y avoir travaillé, d’avoir eu conscience suffisamment tôt de ce jeu social qui perdure toute une vie. Les jeunes femmes de mon entourage paraissaient vouloir participer, avant tout au travers de discussions très stimulantes où tout était important : l’art comme l’intimité. Si elles enregistraient les mouvements de leurs pensées, ce n’était pas pour les figer ou les garder comme des trésors. Elles voulaient simplement comprendre, se comprendre. Elles étaient curieuses des autres et se laissaient le temps d’agir ou d’attirer l’attention. Comment tu te sens par rapport à cette différence qui pour moi est limpide ?
A.N. : Oui, c’est pour moi essentiel de laisser des traces. Ce n’est sans doute pas nécessaire pour tout le monde. Seul le temps donne des réponses. De mon côté, c’est ainsi que j’ai conscience de mon existence et d’être pleinement éveillée. Lorsque je travaille, il m’arrive parfois de sentir que, si je presse fort mes mains sur le papier, je reproduis mon “être”. Il est toujours difficile de clarifier les processus de création, je ne sais même pas si je suis capable d’être spectatrice des formes que je crée puisque je me situe à l’intérieur. La force qui nourrit mon travail est féminine, je la ressens comme telle. Lorsque j’étais étudiante en Iran, les femmes et les hommes étaient séparé·es. J’ai toujours plus fréquenté les femmes, surtout durant ma jeunesse. Aujourd’hui, je suis davantage consciente de cette puissance féminine en moi. Il me semble qu’une trace est une manière de se dire je suis là. J’ai grandi dans un contexte où être une femme détermine ta vie. Nous naissons et nous sommes là. Nous pouvons marcher simplement ou appuyer sur nos pas de tout notre corps pour laisser une trace durable de notre passage sur terre. L’histoire est une accumulation d’empreintes. Dans mon cas, mes pas laissent des marques féminines, c’est certainement fondamental pour affirmer en même temps l’égalité et la différence.
C.B. : Dans tes dessins, il ne s’agit jamais d’autoportraits. La figure humaine est omniprésente avec des caractéristiques que j’ai pu relever dans le temps et que je décris ainsi : des têtes plus petites que leurs corps, des expressions qui vont de la candeur à la cruauté en quelques traits et qui sont relayées par des actions, souvent à plusieurs. Les échelles varient et il n’est pas rare que de minuscules personnages s’invitent sur les corps de personnages plus massifs, véritables reliefs montagneux propices à l’escalade. On est face à une certaine nudité, très elliptique, comme pour justifier l’apparition d’une matière projetée ou frottée à l’aide de grands gestes pour signifier la présence de fluides corporels ou de sang. Il y a peu de couleur, mais le rouge est une constante. Ce n’est pas érotique ni amoureux. Tous tes sujets semblent réclamer un droit à l’opacité par un mouvement de plus en plus libre comme celui que décrivait Roger Caillois grand passionné des pierres « qui ont toujours couché dehors » et « n’attestent qu’elles ». Est-ce pour cela que tu en es arrivée à établir ce rapport si fascinant entre la figure humaine et la pierre ?
A.N. : Les pierres ne questionnent pas leur existence, elles se contentent d’être, tout simplement. J’admire cet état. Solide et massif, enveloppé d’une douceur de peau qui contraste avec leurs profondeurs cachées, telle est pour moi l’image d’un rocher. Je partage cette manière d’exister, faite de chair et d’innombrables gestes accomplis au fil du jour. N’est-ce pas là l’essence de notre quotidien ? J’aime l’harmonie et le contraste de formes qui passent du corps humain au fruit, puis au paysage, en passant par l’animal. Tout peut se métamorphoser sous nos yeux : une tête devient une figue, une montagne se change en un sein. Les mots altèrent les images. Si je devais choisir, je privilégierais toujours l’image. Lorsque j’étais enfant et que je suivais des cours de dessin, j’ai appris qu’un bon croquis du corps humain va toujours avec une certaine exagération. Les images sont le résultat de notre expérience et de nos choix esthétiques qui sont intimement liés au monde et à ses formes mouvantes. Une tête plus petite que la vérité, un pied ou une oreille qui se répètent plusieurs fois… On ne sait pas ce qu’est la vérité d’un corps : est-ce celle du monde qui nous entoure ou la sienne propre ? On se fie à nos yeux. J’ai toujours voulu bien dessiner et je crois avoir réussi, à ma manière. Dans ce monde de traits et d’effacements, de répétitions et de transformations, j’ai trouvé une manière d’exister à travers mes œuvres. Cela peut sembler vague ou évident, mais chaque détail dans mes dessins en témoigne.
C.B. : Depuis ma table de bureau à la galerie Marcelle Alix, je fais face à un de tes plus grands dessins (Petite provocation, 2023), même si je sais que tu as pu faire d’impressionnants formats en Iran avant de venir en France en 2020. Le papier est découpé de façon irrégulière sur le côté gauche, il est troué à l’endroit même où tu as tracé plusieurs traits énergiques aux pieds d’un tes personnages. A l’intérieur de cette grande surface de papier blanc, deux personnages se font face. Celui de gauche tend ses poings tel un boxer, celui de droite avance aussi un poing. Les mines déterminées voire légèrement amusées sont lisibles malgré des traits réduits à l’essentiel comme dans certains dessins d’enfants. Les corps sont massifs, les têtes ressemblent à des sommets effilés. Les traits les plus gras et les plus répétés semblent aller du côté du vêtement pour le personnage de gauche. On imagine un pagne ou une grande sacoche. A droite une sorte de béret ou une auréole repose au sommet du crâne. Des traits tombent en cascade le long du corps. Est-il blessé ? Une fleur surgit entre ses jambes avec un pointe de couleur. Il y aussi un éclat de bleu sous le pied. La couleur est rare. Tu sembles préférer la vibration du noir qui s’étale à l’aide de tes doigts. La scène pourrait se prolonger à gauche, mais tu as préféré couper. Je sais que tu peux recadrer pour ne garder que ce que tu préfères. Les détails deviennent souvent le centre, le tout.
A.N. : Je crois en la cohérence entre mes dessins et mes gestes, qui se manifestent dans la manière dont je découpe mon papier, les outils que j’emploie, et chaque geste accompli dans mon atelier. Mes gestes ne se dissocient jamais vraiment du dessin. Souvent, je cherche à me surprendre en bouleversant mes attentes et en modifiant les dimensions du support de départ, comme pour ce dessin que tu décris. J’aime intégrer l’influence de l’environnement et celle des imprévus. Cependant, je ne parle pas d’ « accident », car je garde le contrôle et fais des choix précis. Je cherche constamment à capturer le vide dans mon œuvre. J’admire profondément la blancheur du papier, sa simplicité, ce qui explique peut-être pourquoi il y a plus de réserve sur le côté gauche. L’œil peut se concentrer sur ce qui se déroule à droite tout en maintenant un équilibre. Il m’arrive de me conformer aux règles classiques de la composition. D’autres fois, j’équilibre l’ensemble avec une simple ligne. L’espace négatif est parfois plus significatif que l’espace positif. J’apprécie énormément la posture équivoque de mes personnages, même si certaines et certains y décèlent une violence latente. Mes personnages et moi-même sommes des témoins. La violence n’est pas une volonté de ma part. J’aime être impartiale face à mon travail, mais cela ne signifie pas fuir toute responsabilité. C’est être quelque part, au milieu, entre le bon et le mauvais, en marge ou sur les bords du monde comme mes personnages. J’ai toujours été fascinée par le contraste des formes : la délicatesse d’une fleur face à la brutalité d’un poing qui frappe, les personnages aux corps monumentaux et aux têtes minuscules. C’est dans ces oppositions que je trouve une vérité esthétique, un témoignage sincère de notre réalité complexe. Mes dessins sont des visions non résolues. Parfois, nous pensons que notre esprit doit impérativement produire du récit, comme si nous ne pouvions vivre sans cela. J’ai toujours envie de privilégier les lignes, les points et les surfaces où les nuances de gris, sombres et claires, ajoutent de la profondeur. Ma palette de couleurs a toujours été restreinte. J’aime les contraintes et j’apprécie l’idée d’en dire le plus possible avec peu de moyens.
C.B. : J’aimerais avoir une image mentale de toi en train de travailler dans l’atelier ou bien chez toi quand tu ne peux faire autrement. Est-ce que tu pourrais me décrire tes gestes, ce que tu prépares, ce qui parvient à être improvisé ? Est-ce que tu regardes d’anciens dessins avant de commencer comme je peux lire des bouts de textes avant de me mettre à écrire. Est-ce que tu as un mur d’images ou des catalogues en cours de lecture ? Qu’est-ce qui t’entoure ? Qu’est-ce qui se passe quand tu as de l’espace et quand tu en as moins ? Quelle différence entre ta manière de travailler chez toi et à l’atelier ? Peux-tu me parler du moment où la sculpture s’est imposée en miroir de tes dessins ?
A.N. : Quand j’arrive à l’atelier, je commence par revoir ce qui se trouve sur ma table. Je tente alors de reprendre le fil des choses en cours avec les mêmes techniques. C’est en faisant que je découvre d’autres horizons, une vision, un motif, une technique. Dans mon atelier, il n’y a ni livres, ni murs tapissés d’images : c’est juste un chantier en perpétuelle évolution. Parfois, il m’arrive d’épingler des éléments au mur : une phrase, un poème entier, un petit dessin ou tout simplement une feuille de papier qui me plaît telle quelle. Ce besoin de stimuli ne dure jamais longtemps. Je ne regarde pas souvent mes dessins une fois réalisés. Si l’un d’eux me plaît particulièrement, je le laisse stagner un moment devant mes yeux ou à même le sol. Je me suis toujours adaptée aux espaces. Il n’y a aucune excuse pour ne pas dessiner, on peut se le permettre n’importe où. Quand j’ai beaucoup d’espace, je me sens parfois coupable de ne pas travailler sur de grands formats, alors je fais tout ce que je peux pour en profiter pleinement. Il m’est aussi arrivé de n’avoir que la table sur laquelle je mange pour dessiner. Quand j’ai moins d’espace, j’ai aussi moins de matériaux, je dessine dans des carnets ou sur des bouts de papier. Je n’attends pas d’avoir des conditions optimales. Ma pratique du dessin est un lien de cœur qui mêle force et réinvention dans mon existence. Je voulais aussi ajouter que j’apprécie d’être seule. Je n’ai jamais été à l’aise pour travailler en présence d’autres personnes, même si je l’ai déjà fait. Je suis entourée de fusains, de crayons, de poussière de graphite, de tissus, de gommes et de papiers. Je n’aime pas avoir trop de pots de peinture autour de moi, alors je les cache pour éviter de me retrouver face à trop de possibilités. Ce que j’aime avoir en nombre, c’est le papier. Normalement, je dispose tous les papiers sur ma table, puis je choisis un outil parmi ceux qui m’entourent, le plus souvent celui qui m’inspire au moment d’agir. Je laisse ma main faire, tandis que mes yeux la suivent. C’est un mélange subtil entre volonté et lâcher prise, entre des gestes doux et des gestes puissants qui explorent toutes les possibilités qu’offre un fusain. J’aime le papier quand il est couché, le tenir droit me plaît aussi. Parfois l’enthousiasme me pousse à saisir trois supports à la fois pour le plaisir de me rapprocher de leurs textures si variables. Que faire avec un seul crayon et une seule feuille de papier ? J’aime me poser cette question. Peut-être que cette question me pousse aussi à improviser des outils avec du tissu ou de la terre, matériaux que j’utilise dans mes sculptures également. Je ne vois pas de frontière nette entre mes sculptures et mes dessins. Ma définition de la sculpture, ce serait : un volume formé à partir de ce qui m’entoure dans l’atelier.
C.B. : Peux-tu me donner des détails concernant la réalisation de ta première sculpture ? Pour ta première exposition à la galerie Marcelle Alix en 2023, nous avions intégré de petites sculptures en terre cuite et crue que tu recouvres de graphite et de tissus. Tu ne semblais pas vraiment à l’aise de les montrer. Pour ta deuxième exposition, Parfois un peu beaucoup (2023), cette fois personnelle, elles avaient beaucoup grandi et ressemblaient à des momies de taille moyenne. Ce que j’ai tout de suite apprécié, c’est qu’elles faisaient groupe : comme pour tes dessins les personnages sont rarement seuls. Il y a une idée de famille, de tribu, de vie collective où l’on devine des enfants au milieu de personnages dont le genre n’est pas franchement défini. Ce qui m’a aussi frappée, c’est qu’avec la texture d’un papier fait main, l’ensemble de tes traits devenaient totalement équivalents à tes sculptures. Une telle équivalence est rare je trouve. Est-ce qu’il y a dans tes références une œuvre où toutes les formes, même les plus diverses, produisent une continuité parfaite ?
A.N. : Les premières sculptures que j’ai créées étaient des figures en papier mâché commencées en Iran. Lorsque j’ai décidé de quitter l’Iran, j’en ai glissé trois dans ma valise qui étaient un résumé de ma vie là-bas. Un an plus tard, en 2024, à la suite d’un déménagement qui m’a conduite de Clermont-Ferrand à Bordeaux, je les ai jetées, faute de place. Aujourd’hui, je ne ressens pas vraiment de tristesse en y repensant. Ce qui est derrière moi est derrière moi. Je considère que mes véritables premières sculptures sont celles en argile que j’ai façonnées à mon arrivée en France en pleine crise sanitaire. En général, lorsque le dessin me donne moins de plaisir, je trouve refuge dans la sculpture. J’ai commencé par tenir cette terre dans mes mains. En la regardant, je ne pouvais m’empêcher de penser aux personnages qui peuplent mes dessins. J’ai choisi la voie la plus simple pour réaliser des figures qui évoquent des montagnes, des formes humaines coniques, des visages aux traits brefs, des corps parfois sans bras, parfois sans jambes. Au fil du temps, je me suis retrouvée avec une collection de figurines. En parallèle, je récupérais des chutes de tissu et des vêtements. Un jour, j’ai récupéré une vieille chaussette que j’utilisais comme gant pour dessiner. C’est ce qui m’a donné l’idée d’habiller mes sculptures. Sans cela, je les sentais incomplètes. J’en ai recouvert certaines et j’ai également redessiné par dessus. La vie présente dans un matériau récupéré, les marques du temps qui le modifient en profondeur sont devenues importantes au fil du temps. J’aime sentir que ces personnages tiennent debout, malgré leur petite taille et leur fragilité, et qu’ils nous regardent intensément, car même lorsqu’ils reposent au sol, ils ont la capacité de nous saisir. Cette présence qui en impose est plus difficile à montrer dans un dessin. J’ai toujours des doutes au moment d’exposer mes dessins et ces doutes s’amplifient lorsqu’il s’agit des sculptures. Je crois que j’ai du mal à les détacher de l’espace intime de l’atelier, sans savoir précisément d’où vient cette tension. Je pense parfois que les sculptures ne sont pas grand-chose, mais, cela n’est pas dévalorisant à mes yeux, c’est même le contraire. Peu à peu, en insistant, elles trouvent leur place, il leur faut du temps pour rejoindre les dessins. Dans l’atelier, j’essaie de les stocker ou de les ranger comme des dessins pour que tout suive le même chemin. Les plus grandes sculptures sont liées à l’espace et aux matériaux accumulés dans mon atelier. Le volume reste pour moi une forme nouvelle qui s’inscrit dans un deuxième temps. Il y a en effet un sentiment d’appartenance à un groupe que l’on retrouve sur l’ensemble de mes productions, mais je ne cherche pas à l’expliquer. Leur titre « une humanité commune » me semblait créer une intimité immédiate pour chacune et chacun.
C.B. : Ton travail explore la communication et le silence, l’intimité et la rencontre. On traverse du regard le même système de signes avec lesquels nous peinons collectivement pour être entendu, sinon nous ne sommes personne. J’ai l’impression en regardant tes œuvres que tu cherches à montrer la frontière poreuse entre « ton peuple » (tu ne le diras jamais ainsi) et le reste de l’humanité, en passant par une noirceur qui n’est pas une valeur négative, mais l’idée d’un chemin retour, pas à pas, vers l’humain et vers sa responsabilité.
A.N. : Mon travail s’oppose à la réification. Peu importe l’ampleur de l’obscurité présente dans mes œuvres, elles restent imprégnées d’espoir. Mes formes sont du côté de la vie qui est aussi par nature une bataille. Je me sens responsable du monde qui prend forme entre moi et les autres, un monde qui, en vérité, n’est pas étranger à l’idée de ce qui nous relie : il y a toujours dans mon travail des choses explicables et familières en même temps que des énigmes qui s’en remettent à l’expérience des autres et à la différence. Je crois bien plus à l’affection et à l’intimité à l’œuvre dans mon travail qu’à la violence que les autres y voient au premier regard. Je travaille l’obscurité avec passion en songeant aux poètes que j’apprécie comme Bijan Elahi, Henri Michaux, Federico García Lorca, Forugh Farrokhzad, Sylvia Plath, Sohrab Sepehri, Bahram Ardebili… j’y perçois l’étincelle d’un espoir qui fait avancer. Comme tu le dis, cette noirceur n’a rien de négatif. En fait, c’est à travers le noir que je trouve du sens et que le blanc trouve sa place. L’ombre dans mon travail n’est pas une absence ou un deuil, mais un lieu où la lumière tire sa force. La vie est un ensemble de contradictions et l’équilibre se trouve dans l’exploration de paradoxes. Je fais voir ce jeu de tensions en jouant avec la perspective, les échelles et les différents angles de vue pour que les corps représentés soient déstabilisants. Auparavant, je pensais que la collection de figurines en terre que je créais représentaient l’idée d’un “peuple”, mais avec le temps, ce mot m’a semblé trop lourd. Les mots ont un tel poids, ils s’ancrent dans l’esprit, tandis qu’un trait, un dessin, se déploie et trouve son volume dans nos imaginaires. L’art nous aide à regarder au fond des choses.
C.B. : Cette relation entre le dessin et la sculpture me fait penser aux mots de la poète Emily Dickinson : « Nous ne pouvons que suivre le Soleil — Aussi souvent qu’il se couche il nous laisse en arrière d’une Sphère — C’est surtout — aller à sa suite… ». J’aime l’idée que la sculpture emboîte le pas du dessin et qu’il existe une forme d’attraction des matériaux et des chemins calculés pour plonger dans nos intériorités. Tu sais comme moi que beaucoup ne perçoivent pas cette porosité entre les médiums, les gens tranchent, choisissent, remettent en question ce qui leur paraît différent, se méfient de l’intensité. Comment expliques-tu cette résistance plus grande à l’égard de tes sculptures ? J’aimerais évoquer avec toi la question de la mort dont l’image est littéralement en proie à l’effacement, davantage encore depuis la crise du Covid où l’on a été éloigné·es des malades et des morts de façon si brutale.
A.N. : Je me demande parfois si nous choisissons un medium ou si c’est lui qui nous choisit. Dans mon atelier, je n’ai jamais séparé mes dessins de mes sculptures, car il est évident pour moi que ces deux pratiques forment un tout. Aucune frontière ne les divise. Cela n’enlève en rien les particularités de chaque medium. Il s’agit de célébrer la liberté qui consiste à commencer par ce qui vient et de permettre à chaque medium de se relier, naturellement. Je me souviens d’une phrase du réalisateur iranien Sohrab Shahid Saless : « la mort, c’est un film noir ». La mort est une présence éternelle que nous oublions, mais qui est toujours là. Aujourd’hui, nous cherchons à interpréter la vie et la mort ou à les oublier, mais la maladie, la mort, sont une réalité immuable. Il ne faut pas les interpréter mais les accepter. Personnellement, j’y pense souvent. En Iran, la mort est considérée avec une gravité particulière. Le deuil a sa propre profondeur. Il me semble que la tristesse et la mort s’enracinent plus profondément dans les âmes du Moyen-Orient, où la mémoire des défunt·es continue de résonner, où la vie même, dans l’ombre de la mort, trouve encore sa place.
C.B. : J’aimerais évoquer nos échanges par textos, les moments où nous échangeons des poèmes ou des reproductions d’œuvres, des photographies d’expositions que nous visitons. Il me semble que tu regardes autant du côté de l’art brut que du côté d’artistes plus institutionnalisé·es comme Markus Lupertz mais toujours très singulier·ères, comme Miriam Cahn ou Marisa Merz. J’ai l’impression de comprendre ce qui peut réunir ces différents univers, c’est pourquoi je t’ai envoyé récemment d’autres références comme l’artiste Baya que tu ne connaissais pas. Cette dernière réalisait des peintures mais aussi des sculptures en terre cuite peintes qui me semblaient proches de l’idée de medium qui se parlent entre eux avec la même intensité. Tu m’envoies souvent des images d’objets archéologiques, je t’envoie parfois des auteurs comme Roger Caillois pour sa relation aux pierres. J’ai l’impression que tu touches à l’intemporel et à la production d’œuvres sans âge alors que tu opères dans un monde tellement normé concernant les œuvres et les expositions. Récemment j’ai adoré visiter le Kolumba à Cologne qui peut mettre en relation deux œuvres d’époques très différentes au sein d’un espace qui donne l’impression d’être illimité. Il y a tellement à réfléchir avec seulement deux œuvres en présence, d’autant plus s’il s’agit d’une Vierge à l’enfant au sein peinte sur bois en face d’un pendule occupé à faire le tour d’un simple verre rempli d’eau posé au sol qui est le geste de l’artiste américain, Terry Fox (1943-2008).
A.N. : J’apprécie nos échanges spontanés. Adolescente, j’ai découvert l’histoire de l’art mondial. Au lycée, j’explorais la préhistoire avançant jusqu’à l’art contemporain à travers deux petits livres riches en contenu, dont je devais imaginer les reproductions absentes. Les sculptures élamites et sumériennes figuraient parmi les premières pages, tandis qu’à la fin, l’art contemporain m’attendait. Si j’aimais une peinture de Farideh Lashai à la fin de mon livre, je pouvais rapidement tourner la page et me laisser captiver par l’image d’une sculpture de l’âge du bronze du Lorestan. Aujourd’hui, je contemple les œuvres de près et je ressens toujours cette intensité intemporelle, comme lorsque je tournais les pages de mes livres d’étudiante. C’est ainsi que je regarde les œuvres ; le temps et la géographie ne sont que des détails. Je trouve aisément des liens qui me parlent, en tout cas l’art est pour moi toujours d’aujourd’hui, peu importe l’époque dont il est issu. Je regarderai toujours ces deux peintres iraniennes Parvaneh Etemadi (1948) et Leyly Matine-Daftary (1937-2007) dont j’aime la rapport désencombré au quotidien et la simplicité, beaucoup plus coupante qu’il n’y paraît. Aller droit vers un sujet pour parfois retrouver la douceur manquante. J’apprécie de faire partie du projet de la galerie Marcelle Alix qui me relie à des artistes que j’admire comme Liz Magor chez qui je perçois des formes qui viennent de loin, dont le vécu résonne avec notre intimité. Je pense aussi à Mira Schor dont le travail est très achevé, dans le sens où c’est plastiquement virtuose et en même temps très directement politique. Sans oublier Gyan Panchal qui me ramène à la poésie iranienne grâce à cette simplicité dont il use avec une immense finesse.
1 La galerie Marcelle Alix a été co-fondée en 2009 par Isabelle Alfonsi et Cécilia Becanovic dans la quartier de Belleville à Paris.