Des attentions — Le Crédac, Ivry
Le Crédac propose, avec Des attentions, une exposition tout en subtilité qui nous projette, à travers des thématiques variées surgissant au détour d’un regard, d’une plongée succincte au cœur de dispositifs, dans des enjeux essentiels d’une société où le virtuel se fait l’écho secret de tendances qui nous modèlent.
En multipliant les pages à l’envi, le réseau virtuel est passé du statut de monde à connaître à univers à découvrir, incompressible à une appréhension dans sa totalité. De la même manière que le monde, en multipliant les sources de connaissances, habitudes et considérations singulières, s’est fait inembrassable par une seule conscience. D’où l’émergence du paradoxe d’un monde désormais acté comme bien fini, aux quantités de ressources par définition limitées et que l’invention, l’information et les technologies de communication rend chaque seconde plus complexe, plus riche de données et plus encore « inconnaissable » dans sa globalité. Un foisonnement qui condamne toute velléité « généraliste » et pousse à un relativisme qui peut tout aussi bien célébrer l’infinité des différences et l’accueil du singulier comme le repli et la mise hors-jeu de toute altérité.
Le parcours de l’exposition du Crédac s’empare de ces apories pour faire la part belle à des œuvres engagées dans une économie de l’échange, exigeant l’attention plutôt que l’attirant par effets de manche, encourageant sa mise en branle et sa formalisation plutôt qu’en multipliant les discours pour la susciter. Presque par affects donc, les signes se révèlent ainsi au détour d’un regard, par reflet, dans le silence, nous laissant naviguer à travers la dizaine d’artistes présentés d’écho en écho. L’attention, à la manière d’une notion plastique, se révèle par sa méticulosité, sa capacité à faire du moindre événement un enjeu fondamental pour peu qu’il soit réintégré à un système de pensée qui va en révéler la complexité. Mais aussi par son absence, par la part de divagation qui nous entraîne dans l’abîme de la réception, dans l’hallucination consciente d’un monde qui se dessine et se forme sous ou hors nos yeux.
C’est alors dans le jeu que s’opèrent les plus beaux moments de l’exposition, dans le flottement de ce qui est, de ce qui doit être et de ce qui pourrait être, telle l’incertitude formalisée par Laurence Cathala dans La Troisième Version, installation murale qui opère la jonction entre typographie d’un texte structuré et annotations manuscrites traduisant la profondeur infinie du choix, l’inextinguible richesse du système lexical. Face aux deux pages monumentalisées, le regardeur se voit submergé par le texte, le mot devenu forme porte en lui tous ces autres mots du monde qu’il exclut et, par conséquent fait vivre. L’attention, là, est aussi mobilisée qu’interdite, foudroyée par la mise en forme du vertige de la langue, de son passage à l’impression qui la grave durablement.
En face, Batia Suter, avec sa pièce monumentale, déploie un vocabulaire pictural silencieux, fait d’emprunts, d’appropriations et d’associations qui recomposent des visions d’un monde au sein duquel bruissent les échos de formes analogues. Au sol se multiplient les images en noir et blanc ponctuées de tissus émergeant de ce lac qui invite à l’observation autant qu’il maintient, de par le rapprochement des objets, à distance. Entre poésie visuelle et narration muette, la presqu’île illustrée de l’artiste nous maintient sur un fil ténu qui, s’il perturbe le paysage de l’exposition, s’efface et s’amalgame à la surface, tel un mirage, dès qu’on s’en éloigne. En s’emparant des images des autres, Batia Suter les dote d’une valeur en soi qui reconstitue une expérience visuelle et invente un savoir de l’affect qui, à l’image d’un reflet fragile, redéfinit la question de l’horizontalité, une attention à l’apparence qui, ici structure le sens.
Raymond Hains, multiplie lui, au contraire, les plans pour élaborer une pensée du rebond dans ses Macintoshages à travers une cascade d’informations, un jeu de glissements dont la règle reste secrète et subordonnée à l’ordre de ses propres pérégrinations virtuelles. Là se recrée pourtant un système d’échos du réel kaléidoscopique où les images accompagnent, traduisent ou sont traduites par des textes qui tantôt les bordent, tantôt les couvrent. Chez Fouad Bouchoucha, c’est le système de ponctuation qui se voit maximalisé, offrant une attention architecturale splendide par exemple du point-virgule, envisagé dans son essence formelle. Camouflant sa propre fébrilité, le dessin, d’abord donné comme un plan systématique, révèle, à mesure que le spectateur s’approche, une accumulation de lignes tracées à main levée rendant un hommage ambigu à l’écriture manuscrite et brisant l’appréhension initiale. Comme une tentative de reconstruction utopique du processus industriel par la seule main humaine, le défi de ce nouveau Robinson établit les bases d’un univers à reconstruire, ou à tout le moins qui pourrait exister, en tant que forme reproductible, dans un ailleurs débarrassé de contraintes techniques et auteur des siennes propres.
Dans ce parcours, les œuvres agissent comme autant de pôles magnétiques invitant ainsi à la rencontre, à l’apprentissage, par la proximité, le rapport d’échelle finalement bien plus sensible que le discours théorique l’accompagnant ne le laissait penser. C’est que l’expérience, pour virtuelle ou numérique qu’elle apparaît, cache toujours un engagement du corps, une action vers l’autre que nous sommes qui ne peut se réduire à la simple perception idéale. En témoigne la dernière très belle pièce de l’exposition, un film exceptionnel de Daria Martin qui offre une chorégraphie à plusieurs corps, plusieurs « genres », humains et non- humain, d’une sensualité redoutable. Les danseurs imitent et inventent les gestes face à une intelligence artificielle dans un dialogue de mouvements somptueux où tour à tour, chacun semble s’emparer de l’inspiration qui traverse l’autre et se voit renvoyé à sa condition « d’apprenant », se mouvant comme pour la première fois.
Interpellée, sollicitée, ignorée ou rendue à sa liberté, l’attention devient objet fluctuant à travers toutes ces propositions dont la réunion, née du dixième anniversaire du programme curatorial parallèle mené par le Crédac sur le web1, rejoue ce pas de côté, une latéralisation de la proposition forçant le corps à suivre, à dévier à son tour vers l’inconnu pour recevoir ou participer d’un contenu de sens se déployant par ondes éparses. Une multitude de signes qui sont autant de détours et de détournements de l’attention pour laisser jouer, en arrière-plan, la machinerie complexe d’un monde en mouvement qu’il appartient alors à chacun de faire résonner pour en augmenter la portée.
1 La dixième édition de Royal Garden, « Côté jardin » est à découvrir ici.