Entretien — Bruno Perramant
À l’occasion de la présentation de son polyptyque Les Aveugles, ensemble de 32 tableaux, créé pour l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins, Bruno Perramant évoque avec nous le corps face à une œuvre d’art, et réaffirme le pouvoir de contre-image de la peinture. Rencontre.
Cette exposition a pour titre Les Aveugles ? Que mettez-vous dans ce mot « aveugle » ?
Bruno Perramant — Les aveugles @ Collège des Bernardins from November 9, 2012 to January 20, 2013. Learn more Bruno Perramant : Le titre du grand tableau au milieu du polyptyque s’appelle ainsi, il a, assez naturellement, donné son nom à la composition générale puisqu’il s’agit de la pièce centrale. Et puis, les personnages ont souvent le regard voilé ou masqué. Mais c’est aussi une adresse aux spectateurs, car je pense qu’ils sont très peu voyants. Je peux à la fois dire : « Vous ne voyez rien », et aussi « Voyez plus ». Il n’y a aucun mépris dans ma démarche, il s’agit plus d’une mise en garde et d’une constatation ; on ne voit pas toujours tout. Plus personnellement, il m’est arrivé il y a quelques années de ne plus rien voir, ou plutôt de ne plus voir que des objets peints et non des peintures, or la peinture requiert d’autres sens que la vue, l’ouïe par exemple est très importante, « l’œil écoute ». Voir n’est pas regarder, vous savez bien…En introduisant des phrases ou bribes de phrase sur vos tableaux, que voulez-vous induire ? Fonctionnent-ils comme des sous-titres, vous qui aviez pu réaliser quelques films ?
Je me suis en effet servi de caméra comme pour la création de l’ensemble Matrice montré dans l’exposition Cher peintre, Lieber Maler, Dear Painter, peintures figuratives depuis l’ultime Picabia qui s’est tenue au Centre Pompidou, en 2002. À cette occasion, j’avais filmé une autopsie d’un cœur. Mais ce ne sont pas des films, dans le sens où je les considère comme des documents de travail. J’avais d’ailleurs, à l’époque, été catalogué comme un artiste lié au cinéma, mais ce n’est pas le cas. Certes, il y a des références au cinéma dans mon travail, mais il ne faut pas leur accorder trop d’importance. Le montage est essentiel… Ce qui m’intéresse dans ces phrases, ce sont les rapports à la littérature, la poésie, la parole, en définitive. L’écriture apposée, est en soi un élément plastique puissant et ne fonctionne pas du tout comme un simple commentaire. Ce que je recherche dans ces mots a plus à voir avec un phénomène de perception. Pendant le temps consacré à lire on regarde différemment, le cerveau est occupé sur une autre voie. C’est ce décentrement par rapport à l’image qui me plaît. J’aime ce moment où l’on regarde autre chose pour ensuite y revenir. Je propose en fait un laps de temps au regardeur, un décalage pendant un fraction de seconde qui lui oblige un aller-retour de l’œuvre à l’œuvre. Dans les Annonciations, celles de Fra Angelico notamment, il y a toujours une phrase écrite, de Gabriel jusqu’à la Vierge, Je vous salue marie, à l’endroit ou à l’envers… L’écriture dans la peinture a souvent été présente dans l’histoire de l’art.
Vous dites : « Un tableau qui contiendrait tout, en soi, comme à la Renaissance, c’est intenable » , pourquoi?
À la Renaissance, un tableau contenait un système de pensée. Je pense qu’aujourd’hui on ne peut pas tout contenir dans une seule et unique pièce. C’est pour cela que je travaille sous forme de grands ensembles, de polyptyques. Depuis 30 ans, je travaille de cette façon. C’est un rassemblement, une constellation ou un archipel. Le polyptyque est pour moi également une solution pour construire sur du vide.
Les tableaux, tels qu’ils sont présentés dans l’ancienne sacristie des Bernardins, ne sont pas collés bord à bord, en quoi était-ce important de les espacer ainsi ?
Sans doute pour défier la peur du néant. Je pense qu’il n’y a rien qui nous soutient dans la vie. Dans la création non plus. Mais je crois que l’on peut bâtir sur ce vide. Les grands retables de la Renaissance étaient, eux, structurés par des montages complexes, denses, serrés, reflétant un système de pensée ultra cohérent, qui tenait le monde, le politique, le religieux, le social et l’art d’un même tenant. J’ai peint un tableau d’après le Vol des sorcières de Goya en enlevant les trois sorcières qui étaient représentées dans la partie haute du tableau. Il ne reste plus que cet homme drapé, qui avance apeuré, caché, et un âne sous un ciel noir et vide…
Pour vous, la peinture n’est pas narrative et ne doit pas raconter une histoire, quelle est sa vocation ?
C’est compliqué… Je ne crois pas qu’elle en ait une. Le peintre, lui, peut-être. Ce qui est sûr, c’est que la peinture est, ou doit être une « contre-image » dans un monde sur-saturé de représentations. On est convoqué par des images, sans cesse, la vocation de la peinture est sans doute un exorcisme. À titre plus personnel, la peinture me met en accord avec le monde. Je pense par ailleurs qu’elle n’est pas une représentation mais avant tout une expérience très physique, qui concerne le corps entier, des cheveux, aux ongles, jusqu’au cerveau, dans un effet de présence très puissant qui vient nous rappeler que notre corps est l’être même de notre existence. Il n’est de peinture que de présence réelle, à la différence des images publicitaires qui ne viennent pas chatouiller exactement les mêmes neurones.
Il y a une harmonie qui se dégage de toutes ces œuvres disposées les unes à côté des autres, pourtant elles ne datent pas de la même année…
Le tableau le plus récent et le plus ancien sont en effet séparés de dix années. Certaines toiles ont attendu leur heure pour intégrer cet ensemble ; il y a des phénomènes d’attraction, dans un temps long qui est celui des différents ateliers, une part de mystère aussi, c’est un rythme de composition qui n’est pas celui des expositions, des foires (des pressions sociales). Ces 32 tableaux sont devenus une œuvre unique, conçue spécialement pour cette ancienne sacristie. Je vais d’ailleurs tenter de lui garder son intégrité, même si je la pense encore comme une matrice évolutive.
Que cherchez-vous en définitive dans le format du polyptyque ?
Ce que je cherche ? Sans doute un ordre poétique des choses, philosophique également. Ce montage-assemblage répond à une demande, une invitation, un lieu très particulier où la puissance du vide est très présente, c’est un flirt temporel avec un bâtiment gothique du XIIIème siècle, c’est une proposition qui veut rester dans l’ouvert. C’est aussi un fantôme, le fantôme de ce qui aurait pu avoir lieu.