Entretien — Dominique Blais
Empreinte d’une grande sensibilité et réflexivité, la production artistique de Dominique Blais s’attelle depuis des années à l’expression de l’insaisissable et de l’immatériel — le temps, le souffle, la lumière, le son. Dans La fin du contretemps, sa quatrième exposition personnelle à la galerie Xippas, l’artiste français compose un parcours audacieux, jalonné par une sélection éclectique des pièces qu’il a réalisées durant ces quatre dernières années. Avec nous, il revient sur les idées, les œuvres mais aussi les flux qui traversent cette exposition.
Matthieu Jacquet : Vous présentez à la galerie Xippas une exposition pluri-disciplinaire et conceptuelle, plutôt surprenante pour le cadre d’une galerie. Quels étaient pour vous les enjeux d’exposer pour la quatrième fois dans cet espace ?
Dominique Blais — La fin du contretemps @ Xippas Gallery from February 10 to April 7, 2018. Learn more Dominique Blais : À la galerie Xippas, je dispose d’une liberté totale sur l’écriture des projets, sans contrainte ni exigence particulière sur ce que je dois montrer. Pour cette nouvelle exposition, il s’agissait de revenir sur des productions réalisées pendant ces quatre dernières années et qui pouvaient cohabiter les unes avec les autres tout en donnant une vision non exhaustive de mon travail. Je suis souvent rattaché à un certain type d’œuvres, notamment mes pièces sonores. En réalité, j’aime investir des champs d’investigation plastique très larges. Globalement, on voit bien que les questions de temporalité, de boucle, de flux, d’infra-mince reviennent souvent… Mon processus de travail s’inscrit donc dans une démarche plutôt conceptuelle, suivant laquelle je vais chercher les techniques et matériaux plus appropriés pour devenir les interfaces de mes idées. Au moment d’exposer, je réfléchis toujours au contexte : espace (intérieur, extérieur), temporalité, type de lieu (centre d’art, musée, galerie)…Le temps est une donnée capitale dans l’ensemble de votre œuvre. Ici, c’est la question du contretemps que vous signifiez explicitement dans le titre de l’exposition. Comment reliez-vous cette notion, adoptée souvent par un vocabulaire musical, aux productions artistiques que vous présentez ?
Je trouvais intéressante la combinaison de ces deux mots : « fin » et « contretemps ». Le contretemps est un terme que l’on retrouve dans beaucoup de domaines, pas seulement musical. Comme je souhaitais travailler sur un cycle sans que l’accrochage ne soit pour autant chronologique, j’ai amené cette idée d’interruption et de reprise alternées, combinée à un travail sur la circulation que l’espace de la galerie appelle : le visiteur entre dans une première salle au rez-de-chaussée, monte l’escalier qui mène à la galerie en tant que telle, puis tourne autour d’une grande verrière. On est véritablement au sein d’un espace de circulation… Imaginer le parcours du public est quelque chose d’assez présent dans ma réflexion. Je souhaitais donc mettre en place un dispositif qui prenne la mesure du lieu : la pièce Revolution IV, composée d’ampoules qui s’allument subrepticement les unes après les autres, vient dessiner dans l’espace une ellipse en partie suggérée — car certaines sections sont visibles quand d’autres passent derrière les murs. La rotation est perpétuelle, mise en boucle et cette séquence vient rythmer notre passage dans l’exposition. De manière plus générale, La Fin du contretemps interpelle et vise à s’interroger sur la teneur du titre : où se situe la fin du contretemps ? Lorsque l’on se retrouve devant la dernière salle de l’exposition, visible mais inaccessible ? Ou de manière plus générale, par rapport à ma pratique et mon parcours ?
De septembre à janvier dernier, vous avez montré certaines de ces œuvres à la Biennale d’art contemporain de Lyon centrée autour de la thématique « Mondes flottants » : les séries Empyrée et Revolution, dont vous exposez ici la suite, ainsi que l’œuvre De la lumière, le silence interrompu. Sous le joug cette nouvelle thématique du contretemps, ces œuvres adoptent-elles un sens nouveau en étant présentées ici ?
Trois des pièces de l’exposition étaient en effet exposées à la dernière Biennale de Lyon. J’envisage régulièrement l’adaptation d’installations conçues pour d’autres lieux, afin de les rejouer de manière différente. Le premier dispositif, de la lumière, le silence interrompu, consiste en un système lumineux et une commande électronique. Une ampoule halogène suspendue transmet un signal par scintillement. Il s’agit ici du dernier message envoyé en code morse par la marine française au moment de l’abandon de ce langage crypté : « Calling all, this is our last cry before our eternal silence ». Alors que j’aurais pu changer d’interface, j’ai réutilisé le même matériel que celui installé dans la pergola de la Sucrière à Lyon : le changement d’échelle est ici particulièrement intéressant. L’œuvre est placée en amont de l’exposition car je voulais qu’elle fonctionne comme un signal pour le public. Néanmoins, on peut aussi ne pas la percevoir à ce moment-là, et (peut-être) la découvrir au retour, en descendant les escaliers pour sortir, où elle est placée en plein axe.
Pour revenir à la pièce de la série Revolution, que j’ai produite à Lyon, elle venait dessiner un segment circulaire au niveau de la mezzanine de la Sucrière — mais surtout visible à distance. À l’époque, j’ai dessiné la ligne courbe de manière assez intuitive en travaillant sur les plans. Ici, à Paris, j’ai adapté l’œuvre au lieu mais avec cette méthode : toujours sur plan, j’ai tracé l’ellipse pour qu’elle corresponde à la surface au sol de l’étage, en la faisant délibérément sortir dans la verrière. Puis je l’ai désaxée de quelques degrés, pour la faire passer derrière un mur.
Vous avez dit il y a quelques temps : « La plupart de mes travaux parlent des flux ». Quels flux traversent cette nouvelle exposition ?
Cette exposition est traversée par une multitude de flux. Tout d’abord, on peut considérer que dans une lumière statique, il y a déjà cette question d’un flux avant même que je ne vienne le moduler. Il y a bien sûr ce mouvement lumineux qui traverse tout l’espace d’exposition et au sein duquel on évolue. Autre exemple, les sculptures des œuvres intitulées Entrôpé sont des sortes d’hybridation entre une forme de toupie, assez évidente au premier regard et la forme d’un isolateur de lignes à haute tension : elles évoquent des aspects liés à l’électricité. Pour revenir à la genèse de ce projet, j’ai été invité au CIRVA — Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques — à Marseille entre 2013 et 2015 dans le cadre d’une résidence d’écriture et de production. Le processus était inversé par rapport à ma démarche habituelle où le matériau et la technique viennent après l’idée. J’avais besoin de trouver le sens des objets qui allaient sortir du CIRVA. Je suis alors parti d’une caractéristique étrange du verre : à l’état solide, c’est un isolant parfait, mais à l’état visqueux — lorsqu’il est chauffé pour être travaillé — il est conducteur. Ce fut le point de départ pour penser une pièce qui évoquerait symboliquement ces deux polarités.
Par ailleurs la forme de toupie se mélangeait dans mon esprit à celle de l’isolateur. Elle renvoie de par sa nature à la rotation, au mouvement. On retrouve ces aspects dans beaucoup de mes pièces, qu’elles soient en fonctionnement ou non. En l’occurrence, ici, les sculptures ne tournent pas physiquement ! Pour finir, cet élément en verre, donc isolant, est déposé sur une plaque de cuivre poli miroir qui, elle, est conductrice. Les deux composantes électriques sont ainsi réunies au sein d’un dispositif de monstration qui n’est pas sans rappeler celui d’un cabinet de curiosités.
Depuis vos débuts, vous accordez une attention particulière au travail du son, créant de véritables installations sonores dans lesquelles le spectateur déambule. Dans cette nouvelle exposition, vous évoquez le son sans le son — clavecin recouvert tel un instrument abandonné, lumières qui se suivent comme une mélodie silencieuse —, à l’exception de cette tonalité répétitive d’un téléphone en attente d’être décroché. Pourquoi choisir d’exprimer ainsi cette absence sonore ?
J’ai toujours eu une pratique qui n’était pas exclusivement liée au son. Mais quand bien même dans certaines de mes pièces je n’investis pas le sonore, certains peuvent toutefois y lire ou voir la question du son. J’avais envie ici de montrer la diversité de mes œuvres, sans exclure totalement non plus cette dimension : que celle-ci apparaisse de manière amplifiée ou sous une forme mutique. Il y a une certaine musicalité dans l’exposition… À un moment donné, on se retrouve face à cette forme recouverte d’un drap blanc qui suggère le design d’un clavecin. Il y a un double sens dans le titre, Morphée, qui évoque à la fois une mise en sommeil mais aussi la question de l’émergence d’une forme : Le mot grec « morphê » signifie justement forme. On ne distingue pas ce qui se trouve sous ce drap blanc et opaque. Celui-ci vient éteindre le potentiel acoustique de l’instrument… Le temps est suspendu ! Ce tissu s’appelle d’ailleurs un borniol (ou borgnolle), terme qui provient d’une maison de pompes funèbres fondée par Henri de Borniol : il y a dans la provenance même du mot une analogie entre la question de l’intime, du linceul et de la temporalité de la mise en veille : ce silence est-il temporaire ou éternel ?
Au-delà, on perçoit En attendant… une pièce sonore amplifiée, où l’on entend la tonalité d’une mise en relation téléphonique. Le volume est réglé de manière à penser qu’il puisse être “réel” mais sa récurrence et sa persistance posent question. J’aimais cette idée de n’avoir qu’une seule pièce audible dans l’exposition et qu’elle soit relativement discrète.
Les lumières de Revolution IV dessinent dans tout l’espace de l’exposition une ellipse que l’on perçoit par fragments. Telles des étoiles, elles guident le visiteur qui les suit jusqu’à se trouver face à une salle fermée et inaccessible. Cet agencement, ainsi que la thématique récurrente du cercle et du mouvement concentrique seraient-ils une manière d’amener l’humain à être le spectateur de sa propre finitude, de ses limites ?
Probablement. Revolution IV fonctionne comme une sorte d’horloge ou un métronome : on est dans une mécanique du temps qui passe, avec des moments de rupture que l’on ne peut pas suivre du regard mais que l’on s’imagine. C’est d’une certaine façon la figure du sablier, qui peut renvoyer d’un point de vue plus philosophique à cette question de la finitude. Concernant la dernière salle de l’exposition, je souhaitais installer un doute sur le statut de cet espace. J’imagine que certaines personnes passent à côté mais j’aime cette idée que tout n’est pas donné de manière directe. À l’intérieur, il y a entre autres une affiche réalisée pour les Editions Lapin-Canard, figurant un portrait de Nicolas Tesla avec des éclairs jaillissant de son front. Tesla pourrait être une figure tutélaire de La Fin du contretemps.
En effet, cette dernière salle révèle une installation qui met le visiteur face à une situation quotidienne : l’attente dans une salle d’attente. Deux chaises, une table sur laquelle est posé le célèbre roman La Disparition de Georges Perec. Matérialisée par cette installation impénétrable et le son incessant de la tonalité téléphonique, l’absence représenterait-elle ainsi le point final de cette exposition?
Sûrement, oui. Les questions d’absence, d’invisibilité et de l’effacement sont au cœur de mon travail. La disparition n’est ni évoquée dans le communiqué, ni dans la liste des œuvres : il s’agit sans doute d’une disparition supplémentaire au sein de l’exposition. Ce livre est le dernier élément que je suis venu déposer, juste avant le vernissage, afin de mettre en relief le dispositif de salle d’attente. Derrière la porte vitrée, on ne peut en voir que la couverture. Cette version du roman est précisément un fac-similé dans lequel j’ai fait disparaître les points sur les « i ». À l’origine de ce projet, je voulais faire en sorte de ne pas en modifier le sens, l’intégrité narrative du roman et il me semble qu’il s’agissait du seul élément de notre langue qui pouvait être effacé dans ce cas. À la lecture du texte, les creux et les lignes de vide créées par l’absence des points ont un caractère à la fois visuel et musical.
Vos œuvres, et cette exposition n’y fait pas exception, font vivre au visiteur une véritable expérience plurisensorielle et in situ. Face à la digitalisation de l’art et la prégnance du visuel, la physicalité de l’expérience esthétique vous paraît-elle d’autant plus capitale ?
Je ne sais pas si elle est plus capitale aujourd’hui qu’hier, mais il est évident qu’il faut faire l’expérience des œuvres — quelles qu’elles soient. Dans mon travail, j’apporte une dimension inclusive, je pense au positionnement et au déplacement du public. J’essaie d’imaginer comment le visiteur va se mouvoir à l’intérieur de mes expositions, comment il va s’arrêter et regarder les choses, comment les œuvres vont être perçues, comment elles vont interagir les unes avec les autres à l’intérieur mais aussi avec l’extérieur. J’envisage la question de la lumière qui peut être changeante selon que l’on visite l’exposition en milieu ou en fin d’après-midi par exemple. Il s’agit de prendre la mesure des espaces, du temps et de son propre déplacement en regard des productions artistiques, pour influer dessus.
Si on ne fait pas l’expérience d’une pièce comme Morphée, (dont une reproduction photographique peut seulement témoigner en partie) il est impossible d’identifier la forme qui émerge en tournant autour, la texture du tissu et son côté feutré suggérant le silence, son mutisme trouble. La compréhension du travail se fait au contact des œuvres. S’il doit y avoir une autre forme de diffusion du travail, à mon sens, le texte reste le meilleur moyen de transmettre formes et idées.