Interview Xavier Franceschi — Le Plateau, Frac Île-de-France
Sous le signe du jeu, de la simplicité et de l’exigence, Xavier Franceschi a mené, pour la part visible par le public de son travail, l’une des programmations les plus excitantes de ces quinze dernières années au Frac Île-de-France.
Guillaume Benoit : La programmation du Plateau a toujours été ancrée dans les préoccupations sociales, dans les modes de représentations sociales mais toujours très marquée par l’invention d’une esthétique qui l’extrait de tout réalisme. Quel dénominateur commun lisez-vous aujourd’hui dans cet ensemble ?
Xavier Franceschi : On peut effectivement voir cette programmation de cette manière. Maintenant, je ne l’ai jamais pensée avec comme préalable le fait de se concentrer sur des idées ayant trait au champ social ou politique. La programmation que j’ai établie s’est faite à partir d’individualités qui investissent un champ donné à chaque fois à leur manière, un champ qui peut avoir de façon explicite un rapport au politique — ainsi récemment Bruno Serralongue ou Eva Barto –, ou pas. Après, c’est la façon qu’ils ont d’investir le champ en question qui m’intéresse. Et là, on peut effectivement établir un fil conducteur, trouver certains points communs à tous ces artistes que nous avons exposés : une inventivité hors normes — je ne dirais pas qu’ils renouvellent à chaque fois un genre, mais presque –, une façon de casser certains codes, une forme de radicalité, une intransigeance. C’est peut-être d’ailleurs dans cette capacité à remettre en cause des systèmes, des conventions établies qu’on peut parler d’un positionnement d’ordre politique de leur part. Du coup, on peut faire plus facilement le rapprochement entre des artistes qui de prime abord semblent être très éloignés les uns des autres. Entre Michel Blazy, Keren Cytter, Stéphane Dafflon, Aurélien Froment, Haris Epaminonda, etc. Et ça manifeste en même temps une diversité qui me semble être la moindre des choses quand on a l’ambition de représenter la création d’aujourd’hui.
La place accordée aux artistes, l’importance des projets que vous avez menés à leurs côtés semble constituer un trait distinctif du Plateau. La place des monographies a-t-elle revêtu cette importance principale dès le début du projet ?
Oui, accorder une place centrale aux artistes, ça a été le sens premier du projet mené au Plateau. Et quoi de mieux que des expositions personnelles pour le faire ? Plus que des expositions collectives où les œuvres sont en général précédées par un discours — celui du commissaire — aussi brillant soit-il, où elles peuvent n’apparaitre que comme les illustrations d’un thème, d’une problématique donnée, il s’est agi de favoriser un rapport direct à l’œuvre, au travail des artistes, sans filtre. Ça m’a toujours semblé essentiel. D’une certaine manière, j’ai toujours eu le sentiment que j’étais là avant tout pour ça, avec également le principe de faire du Plateau un lieu de totale liberté pour les artistes invités dans cette perspective. D’où effectivement une programmation scandée par des monographies dans un lieu qui, du reste, de par son échelle, s’y prête particulièrement bien. Un lieu ni trop grand, ni trop petit, qui permet d’être généreux et précis à la fois, qui permet de faire pleinement état de la démarche d’un artiste, qu’il soit jeune ou confirmé.
Une large place a été accordée dans votre programmation aux commissaires d’exposition indépendants. Cela répondait-il à une évolution dans l’approche de l’exposition, une volonté de mettre en scène l’art de manière différente ?
Faire une programmation ayant l’ambition de présenter la création d’aujourd’hui, c’est forcément s’intéresser à ces autres créateurs que sont les commissaires d’exposition. Et c’est comme ça qu’il faut le voir : on sait depuis longtemps maintenant que le commissariat est aussi un acte de création et il s’agissait là-aussi — tout comme pour les artistes — d’inviter celles et ceux pouvant apparaitre comme les plus innovants en la matière et leur donner les moyens de mettre en œuvre leurs projets, des projets qui la plupart du temps auront constitué une première pour eux à cette échelle. Ce fut aussi l’occasion d’expérimenter un autre format, avec des invitations faites sur un temps long, et en proposant non seulement de développer des projets au Plateau, mais aussi avec la collection hors les murs. En somme, ouvrir toutes grandes les portes du Frac avec tous les possibles en termes de commissariat. Que ce soit avec Guillaume Désanges, avec Yoann Gourmel et Élodie Royer, avec Philippe Decrauzat et Matthieu Copeland, ça a donné lieu à des expériences uniques, aussi originales qu’inventives.
Justement, l’espace du Plateau est en soi particulièrement difficile à ordonner pour une exposition. De cette ébullition constante, est-ce qu’il y a des expositions qui ont modifié votre façon de voir les expositions ?
C’est vrai que le Plateau n’est pas un espace très facile. Tout simplement parce qu’au début il n’a pas été conçu pour être un espace d’exposition, ce devait être un supermarché ou quelque chose comme ça, bref, c’est un espace récupéré. En même temps, c’est du coup un espace très singulier, qui ne ressemble à aucun autre, qui a son identité propre. Et qui oblige peut-être plus qu’ailleurs à réfléchir de façon précise à ce qu’on va y faire, à penser la scénographie, l’emplacement de chaque œuvre ; voire à penser le projet en lui-même au regard de cette architecture particulière. Du reste, c’est sans doute parce que cette architecture est si singulière que les expositions elles-mêmes l’ont été. Quoiqu’il en soit, j’ai adoré jouer de cet espace, le transformer pour chaque projet, faire en sorte que le public, y compris les habitués, soit à chaque fois désorienté, qu’il ne le reconnaisse plus, qu’il s’y perde. Faire une exposition, c’est en premier lieu un espace à gérer. Et la toute première perception qu’aura le public du projet qu’on lui propose, c’est d’abord l’espace dans lequel il va pénétrer.
Il faut donc le travailler en conséquence. Pour le coup, c’est vrai qu’on s’en est donné à cœur joie avec les artistes qui y ont réalisé des projets extraordinaires, avec des pièces produites spécialement pour l’occasion, prenant totalement en compte, précisément, le lieu qu’ils allaient investir. C’était une donnée de départ fondamentale. Après, c’est difficile d’en retenir certains plus que d’autres. L’exposition d’Ulla von Brandenburg fut je crois un grand moment — c’était sa première en institution et à cette échelle –, en jouant si bien de cette forme de déambulation qu’impose la succession des espaces du Plateau, une déambulation qui correspondait parfaitement aux déambulations proposées par ses propres films ; il y a eu l’exposition de João Maria Gusmão et Pedro Paiva, qui plongeait les visiteurs dans une parfaite obscurité du début à la fin, pour un parcours des plus fantomatiques à la découverte de leurs films ; je repense à La Rivière m’a dit, une exposition collective cette fois, où j’avais découpé l’espace en autant de salles présentant à chaque fois un film, salles constituées en déroulant des rouleaux de moquette du sol au plafond ; il y a eu la fantastique A Personal Sonic Geology de Philippe Decrauzat et Mathieu Copeland ; l’exposition de Mark Geffriaud, celle de David Douard, celle d’Eva Barto… En fait, c’est vraiment difficile de n’en retenir que quelques-unes !
Dans cette multitude de champs d’action, gestion de la collection, expansion, exposition, comment votre propre travail s’est organisé ?
Le projet que j’ai mis en place est effectivement un projet qui ne s’est pas limité au seul Plateau. Le Frac, c’est une collection qu’il faut enrichir et diffuser. C’est une programmation à établir dans et hors les murs. C’est aussi toute une série d’actions — une programmation culturelle, une politique éditoriale, un programme de médiation, un système de communication — à mettre en place au regard des projets engagés. Le plus important est de trouver une cohérence à tout cela. D’abord, on vient d’en parler, il y a eu cette place centrale accordée aux artistes avec cette idée de les solliciter quelle que soit la nature du projet à engager. Les inviter bien sûr au Plateau, donc, les inviter également pour des interventions à mener avec les différents publics, des ateliers, etc., mais aussi les inviter pour des commissariats à établir avec la collection, voire pour tout autre projet où il peut être intéressant d’avoir leur point de vue. La reconstruction du château de Rentilly effectuée avec Xavier Veilhan en est évidemment le meilleur exemple. Ensuite, et cela coule de source en quelque sorte, concevoir toutes nos actions sous l’angle de la création, avec cette idée d’expérimenter, d’innover sans cesse, quel que soit le domaine. D’une certaine manière, on demande aux Frac d’être au plus proche de la création. Eh bien pour que ce soit le cas, je crois qu’il faut être créatif soi-même. Après, et pour en revenir à votre question, je n’ai pas fait ça tout seul. Il faut faire partager le projet global et cet état d’esprit à une équipe et ce n’est évidemment qu’ensemble qu’on peut mettre les choses en place.
Le budget a été un point que vous deviez défendre ?
Il faut toujours défendre ses budgets ! Au vu du projet de développement du Frac, il a même fallu se battre pour qu’ils augmentent en conséquence. Et ce travail incessant a porté ses fruits. De nombreux postes ont été créés — l’équipe était composée de dix personnes en 2006, il y en a vingt-deux aujourd’hui, sans compter les CDD, les stagiaires et les personnes en service civique –, le budget artistique est stabilisé et côté budget d’acquisition, ma grande satisfaction est d’avoir fait revenir l’État comme contributeur. Il faut dire que le Frac Île-de-France revient de loin après avoir connu très tôt, en 1985, le départ de l’État, faisant de la Région Île-de-France son seul et unique partenaire financier. Or il n’est jamais sain qu’une institution comme celle du Frac s’appuie sur un budget constitué par l’apport d’un seul partenaire, fut-il public. L’État est revenu mais reste minoritaire — tout comme la Ville de Paris — et ce déséquilibre persistant aujourd’hui encore est loin d’être idéal, il reste problématique.
Durant ces années, des œuvres acquises ont aujourd’hui une valeur qui ne serait plus accessible, c’est un enjeu que vous preniez en compte dès le début ?
C’est sûr que nombre d’œuvres achetées par le passé, voire dans un passé récent, seraient aujourd’hui inaccessibles. Maintenant, rares sont les exemples de pièces que nous n’avons pas pu acquérir en raison de leur prix. Ça veut donc dire que ce rôle de prospection qui est celui d’un Frac a joué à plein, que nous avons su repérer des artistes au bon moment. Nous avons fait les premières acquisitions pour une institution en France d’artistes que je crois importants — au-delà des prix qui sont désormais les leurs, d’ailleurs –, comme Monster Chetwynd, Kaye Donachie, Morgan Fisher, Ulla von Brandenburg, João Maria Gusmão & Pedro Paiva, Jos de Gruyter & Harald Thys, Jason Dodge, Melanie Bonajo, Wade Guyton, Lili Reynaud Dewar, Daniel Steegmann Mangrané, etc. Toujours est-il que cette question du prix n’a pas été un frein et que nous avons pu nous intéresser à des œuvres sans nous soucier au préalable de ce que pouvait signifier leur prix. Maintenant, nous avons pu disposer d’un budget conséquent, en tout cas adapté aux ambitions que nous avons eues.
La multiplication des sites peut sembler, en tant que visiteur, toujours difficile à lire et à apprécier. Les Frac, nés de la décentralisation, sont spécialistes de ce genre d’opérations. En tant que directeur du Frac Île-de-France, cette diversité des lieux vous est-elle apparue comme une chance ?
Je comprends que cette lecture ne soit pas si évidente, vu de l’extérieur. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le Frac Île-de-France n’avait pas de réserves pour sa collection et qu’il était absolument nécessaire d’en trouver. Et en trouver, pour moi, ça ne devait surtout pas signifier se séparer du Plateau. Ça aurait pu être le cas et l’option d’un Frac de seconde génération, c’est-à-dire un Frac regroupant toute son activité en un seul lieu conséquent (bureaux, réserves, espaces d’exposition, etc.) à établir hors Paris a été un temps évoquée. À partir de là, il m’est apparu que l’on pouvait penser un projet de développement différent, multisite ; être présent à Paris avec le Plateau et être présent en dehors de Paris avec de nouvelles réserves. Être présent sur plusieurs territoires — après tout, c’est ce qu’on demande aux Frac –, toucher des publics différents, mener dans chacun des lieux une action différente. Un programme d’exposition axé sur de la production au Plateau, la conservation de la collection et tout ce qui s’y rattache dans cet autre lieu que nous devions absolument avoir. Et puis il y eut l’aventure de Rentilly…
Ce qui s’est passé là-bas m’a conforté dans cette idée de développement. Grâce à l’engagement exceptionnel du Président de l’agglomération de l’époque, Michel Chartier, nous avons pu mettre en place le deuxième lieu d’exposition du Frac, avec ce principe, à la différence du Plateau, d’y organiser exclusivement des projets à partir de la collection ou à partir d’autres collections publiques. Ce fut de bout en bout une aventure extraordinaire et le Frac a pris une nouvelle dimension. Et puis le projet de réserves, après plus de vingt-cinq ans de recherche et d’attente, s’est enfin concrétisé à Romainville. Le Frac Île-de-France dispose désormais avec ce triptyque Paris/Romainville/Rentilly — même si le projet à Rentilly a évolué — d’une base solide. Mais ce qui me plaît particulièrement dans ce projet de développement multisite, c’est à nouveau le rapport au lieu, à son échelle. Des lieux différents, qui restent modestes — les espaces ouverts au public à Romainville ont quasiment la même surface qu’au Plateau, environ 450 m² ; Rentilly, c’est 900 m² –, on est loin du gigantisme. Ça peut paraître un détail, mais je crois que c’est très important. Avec ces lieux à taille humaine, on est dans l’esprit des Frac et cette idée de légèreté, d’agilité, de mobilité. On évite une certaine muséification, on reste dans l’expérimentation, dans une forme de mouvement qui me semble la plus à même d’accompagner efficacement la création et les artistes.
Son histoire, intéressante, fait du Plateau l’un des rares lieux culturels (et peut-être le seul dédié à l’art contemporain) né de la mobilisation de la population locale. Cet ancrage a-t-il joué un rôle dans la vie du Plateau, cette proximité s’est-elle maintenue, vingt ans après, avec les voisins du Plateau ?
Si j’ai dit qu’il m’était absolument inconcevable de lâcher un lieu comme le Plateau, c’est bien parce que ce n’est pas un lieu comme un autre. Et ce n’est pas un lieu comme un autre notamment de par l’histoire qui est la sienne, une histoire tout à fait exceptionnelle. Le Plateau est né d’une mobilisation citoyenne et d’habitants qui à un moment donné se sont battus pour que dans un projet immobilier qui allait bouleverser le quartier, on intègre un espace pour l’art contemporain. Vous imaginez ? Vingt ans après, le Plateau s’est imposé, je crois, sur la scène de la création contemporaine. Et en même temps, il reste cet espace ouvert à tous les publics, gratuit, et nous avons travaillé sans relâche à lui garantir un ancrage local. À vrai dire, j’ai toujours eu à cœur de rendre accessibles au plus grand nombre tous les projets que j’ai pu mener. Ça m’intéresse. Ça m’amuse, même. Avec cette certitude que les démarches de ces artistes que l’on présente, aussi pointus soient-ils, peuvent être totalement comprises par tout un chacun, pour peu qu’on s’en donne un minimum de moyens.
Le Frac a toujours mis un point d’honneur à assurer une « médiation » auprès du public, la transmission en constitue d’ailleurs une partie majeure. Quelle a été sa particularité sous votre direction ?
Le Frac est connu pour cela, pour sa manière d’accueillir le public. Pour le guider, en toute simplicité, à travers les différents projets menés. Et pour sa capacité à imaginer des moyens adaptés pour favoriser la rencontre avec les œuvres. Là aussi, au-delà de formules classiques, on a innové, avec cette volonté d’être créatif à tout niveau. Flash Collection, ce projet d’exposition nomade qui présente des œuvres de la collection notamment en direction du jeune public dans le secteur scolaire, en est je crois un très bon exemple.
Ce côté mobile a été au cœur des problématiques de nombreuses institutions il y a une dizaine d’années.
Absolument. À vrai dire, quand on a la charge d’une institution qui a pour mission de diffuser sa collection sur le territoire, ainsi des Frac mais aussi des musées qui se sont récemment lancés dans l’aventure, c’est assez logique d’en venir à des projets de ce type. Après, ce qui est intéressant, c’est de voir dans quelle mesure ces projets tiennent dans le temps. Et force est de constater que la plupart d’entre eux, tout mobiles qu’ils soient, connaissent des coups d’arrêt souvent définitifs, que les structures mobiles créées souvent en grande pompe se retrouvent paradoxalement sur des voies de garage. Ça tient bien sûr à des questions de financement, mais aussi de logistique. La plupart des projets sont en réalité assez lourds et il est difficile de renouveler les expériences, de multiplier les tournées. Je me suis donc demandé ce que l’on pouvait imaginer pour éviter ça. Le principe de départ de Flash Collection, c’était de penser un projet qui aurait avant tout comme obligation de pouvoir durer dans le temps, d’être pérenne. Et pour pouvoir durer dans le temps, il fallait qu’il soit le plus léger possible. Comment être le plus léger possible ? Déjà en prenant des œuvres elles-mêmes légères. On a donc fait une sélection dans la collection d’œuvres de petit format — la valeur d’une œuvre ne se mesurant pas à sa taille –, puis j’ai invité un designer, en l’occurrence Olivier Vadrot, à réfléchir à un contenant pouvant être à même de les faire voyager. Ce fut la première malle de Flash Collection avec un mode de présentation des œuvres original, tenant à une sorte de séance de prestidigitation. Puis nous avons produit des sacs à dos, contenant de façon adaptée des œuvres cette fois en volume de la collection, toujours de petites dimensions. Cette année, le Frac a engagé la septième saison de Flash Collection qui circule notamment dans plus de cinquante lycées. On peut donc dire que c’est une réussite. Mais la réussite tient aussi à ce que ça induit comme rapport aux œuvres. Quand on arrive dans une classe et que l’on sort une œuvre d’art d’un sac à dos, il est sûr que cela change la vision que l’on peut avoir de l’art. Je pense d’ailleurs que c’est le seul endroit au monde où l’on organise la diffusion d’une collection avec des sacs à dos…
Comment s’est déroulée la conception des Réserves de Romainville, qui représente un projet majeur avec la constitution d’un lieu totalement nouveau et singulier ?
Lorsque je suis arrivé au Frac, le problème numéro un était l’absence de réserves. Il fallait absolument le résoudre. Ça a pris du temps — c’est le moins qu’on puisse dire : la première étude de programmation datait de 1994… –, pour des raisons à la fois d’ordre politique et financier. Dès le départ, il y avait cette nécessité de concevoir un lieu de réserves avec une ouverture au public. J’ai toujours émis des doutes quant à la fameuse formule de « réserves visitables » et lorsqu’il s’est confirmé que ces réserves se feraient à Romainville — auparavant, des études avaient été menées sur La Courneuve, Montreuil, Palaiseau, Ris-Orangis… — et que le bâtiment commençait à se dessiner, j’ai proposé un parti pris simple : dégager un espace spécifique pour présenter des œuvres et laisser le reste comme réserves à proprement parler, qui elles ne seraient pas ouvertes au public, si ce n’est sur rendez-vous. Il y a donc à Romainville une partie du bâtiment, centrale, sur les trois niveaux qu’il comporte, qui a été aménagée en ce sens. De l’extérieur, on les repère d’emblée, ce sont les seuls espaces vitrés en façade. Le reste, la plus grande partie du bâtiment, sur les côtés latéraux et toujours sur les trois niveaux, abrite la collection. Dans ces espaces centraux, donc, c’est simple : on achemine les œuvres de la collection depuis les réserves attenantes. Avec cette idée de les présenter brutes, telles quelles, à peine sorties de leur conditionnement. Et de les considérer pour ce qu’elles sont, sans aucune interférence, une fois de plus.
En réalité, il ne s’agit pas pour moi d’« exposition », du moins au sens où on l’entend généralement. Il s’agit de présentations d’œuvres, œuvres sur lesquelles on va pouvoir se concentrer. C’est quasiment une « zone de constat », tel qu’on nomme précisément l’espace de travail dédié à l’examen des œuvres dans des lieux de réserves. Ensuite, il m’a semblé important que ces espaces soient à la fois accueillants et chaleureux — puisqu’il s’agit d’y accueillir le public — et que leur singularité soit d’emblée manifeste. La réponse fut d’une part un projet mené avec Freaks Architecture pour concevoir le mobilier d’accueil à la fois du public et des œuvres, et d’autre part un papier peint imaginé avec Bizzari/Rodriguez à partir du catalogue raisonné de la collection qui venait de paraître, papier peint qui couvre entièrement les murs des espaces en question. Le résultat, c’est que lorsqu’on pénètre dans le lieu, on a instantanément la sensation d’être dans un endroit très particulier, agréable — enfin j’espère –, en tout cas qui n’est pas un lieu lambda, un énième white cube supplémentaire. Et puis avec ce papier peint, on a d’emblée toute la collection devant soi ! Enfin, nous avons mis en place un projet et un mode de sélection des œuvres à présenter tout à fait particulier…
Ce projet, c’est Sors de ta réserve !…
Sors de ta réserve #3 @ Frac île-de-france, les Réserves from December 7, 2022 to February 4, 2023. Learn more Oui. C’est un projet participatif. C’est le public qui choisit les œuvres qui sont montrées dans les espaces de présentation. Pour ce faire, nous avons conçu une nouvelle application qui donne accès à toute la collection et qui offre au public la possibilité de sélectionner une œuvre. Régulièrement, au terme d’une période où les jeux sont ouverts, un tirage au sort est effectué à partir des propositions reçues pour déterminer les œuvres qui seront effectivement présentées sur place. Ainsi, à raison de quatre à cinq rotations par an, en alternant public individuel et public de groupe, ce qui est montré est exclusivement déterminé par un public extérieur. Là-aussi, bien sûr, je ne suis pas le premier à y avoir pensé. Et ces temps derniers, on réfléchit beaucoup, notamment dans les musées, à la façon de faire participer le public. À ma connaissance, c’est néanmoins la première fois qu’un tel projet est mené à cette échelle — toute la collection est concernée et accessible — et de façon pérenne. Sors de ta réserve ! est une véritable machine à exposer la collection, activable par le seul public, qui prend place de façon pertinente je crois à côté de ce que l’on fait au Plateau et à ce programme d’exposition et de production dont nous avons parlé.Comment lisez-vous l’évolution de la scène artistique parisienne et mondiale de ces quinze dernières années et comment le Frac s’y est adapté ?
Il est sûr qu’en quinze ans, la situation a beaucoup évolué. Les fondations se sont multipliées, de nombreuses galeries étrangères se sont installées, Paris est devenue une place centrale dans le monde de l’art. Alors évidemment le Frac a dû trouver sa place dans ce contexte qui peut paraître ultra concurrentiel. Maintenant, si on parle de programmation, il n’a jamais été question de penser les projets en réaction à ce qui se faisait ailleurs. J’aurais tendance à dire que les choses se sont faites naturellement, ce qui s’est mis en place s’est fait avant tout en fonction de ce qu’il me semblait important de montrer à un moment donné. Et le fait est que le Plateau a effectivement trouvé sa place, ce qui s’y est fait ne s’est pas fait ailleurs. Il suffit de regarder le nombre d’expositions qui ont constitué une première à Paris et même en France pour nombre des artistes invités : Keren Cytter, Charles Avery, Pierre Paulin, João Maria Gusmão et Pedro Paiva, Elad Lassry, Kaye Donachie, etc., ou encore Judith Hopf présentée en ce moment. Comme quoi, il y a de la place ! Même si les acteurs sont nombreux, il y a une complémentarité, nous n’avons pas tous — et c’est heureux — les mêmes convictions, les mêmes visions de ce qui se passe. Plus largement, le Frac a des missions et un champ d’intervention qui le rend unique, y compris en Île-de-France. Diffuser une collection à l’échelle de cette région, il est le seul à avoir mandat de le faire. Et je crois que là aussi, nous nous sommes distingués.
L’institution publique a-t-elle selon vous une responsabilité particulière en terme de partage, de médiation, d’ouverture au public face à la multiplication et la montée en gamme des structures privées ?
À vrai dire, les structures privées, les fondations ont depuis longtemps intégré cette dimension et mettent en place des programmes de médiation, ils ont des services des publics qui travaillent la question de la transmission, parfois même avec des moyens qu’envieraient bon nombre d’institutions publiques… On peut dès lors se poser la question de savoir ce qui in fine fait la différence. Pour ma part, je ferai toujours une distinction entre des lieux financés par les pouvoirs publics et ceux qui ont pour origine un groupe privé. C’est peut-être mon côté duchampien : c’est le contexte qui fait l’œuvre. Et puis je suis fortement attaché au principe de service public. Après, on ne peut que se réjouir de la multiplicité des lieux ; des lieux qui, comme je disais, se distinguent naturellement les uns des autres et sont complémentaires ; des lieux qui signifient a priori plus d’opportunités pour les artistes. On peut s’en réjouir à partir du moment où les partenaires publics ne se désengagent pas des institutions qu’ils soutiennent. Et là, au vu de l’évolution des choses, il n’y a pas lieu d’être très optimiste…
Comment voyez-vous cette volonté de lieux d’agir différemment, on peut penser notamment à la multiplication des centres d’artistes autogérés (artist-run spaces) ? Vous êtes curieux de ces expérimentations ?
Je suis très admiratif. Très admiratif de ces artistes qui tentent de prendre en main leur destin. Il y a quelque chose de fondamental dans cette position qui consiste à trouver une autre voie par rapport à un champ de l’art à ce point dominé par le marché. C’est un engagement politique fort. Et ça ne me semble pas être quelque chose qui remette en cause les initiatives qui sont les nôtres, celles des centres d’art, des Frac, bien au contraire. On se retrouve sur le fond. En tout cas, j’ai le sentiment que ces nouvelles formes d’engagement collectif constituent vraiment le fait majeur de ces dernières années. Quelque part, c’est là que ça se passe.
Vous laissez derrière vous une institution à l’identité forte et à la réputation irréprochable, avez-vous l’impression d’y avoir laissé beaucoup de votre personnalité ou au contraire d’avoir su faire vivre l’identité des artistes dans la discrétion ?
Quand on reste seize ans à la tête d’une institution comme le Frac, on y laisse forcément quelque chose… L’identité du Frac, du Plateau, celle de la collection, s’est construite à la fois par les choix que j’ai faits, les logiques mises en place, et avec toutes les personnes — artistes en premier lieu — que j’ai invitées et qui ont eu toute latitude pour développer leurs projets. Il y a quelque chose qui m’a toujours semblé important, qui m’a guidé, c’est d’être dans un degré d’exigence extrême et ce, quel que soit le champ d’intervention. Et d’être créatif. Comme je l’ai dit, pour être au plus près de la création, il faut être créatif soi-même.
Pour finir, avez-vous des souhaits pour la suite du Frac et avez-vous quelques regrets ?
Je souhaite le meilleur pour la suite ! Le Frac dispose aujourd’hui avec ses différents lieux d’une base solide, il devrait pouvoir continuer de développer son action en toute sérénité. Question regrets, je n’en ai pas de majeur. On peut bien sûr penser que Rentilly aurait pu continuer sur sa lancée, mais en réalité, son évolution dépendait à ce point de l’engagement de l’agglomération qui en est propriétaire, que je savais depuis le début que l’aventure pouvait s’interrompre ou du moins changer du jour au lendemain. Et puis cette idée de Frac multisite, c’est aussi le principe que les choses peuvent bouger, que les lieux peuvent changer. On peut être présent ici un temps et ailleurs le lendemain. Que demain un autre partenariat pourra se nouer dans une autre ville, qu’un nouveau lieu en émergera. C’est vraiment le sens du projet que j’ai mis en place. Et c’est en cela que les Frac sont à mon avis forts et différents. Agiles et réactifs. Ce sont autant d’aventures nouvelles à mener, à vivre et faire partager. Et ces seize ans furent pour moi une succession d’aventures pour le moins extraordinaires. Que l’aventure continue donc !