Laura Gozlan — Les Bains-Douches, Alençon
De ses décorums obsessionnels remplissant la totalité de l’espace et jouant avec les volumes, Laura Gozlan recentre, pour son exposition aux Bains-Douches d’Alençon, son champ d’action vers la vidéo en proposant une œuvre tout aussi saisissante qui nous met aux prises avec un personnage énigmatique, jouissif et jouisseur qui retourne les attendus pour réinventer l’acte créateur.
Radicale et spectaculaire, elle invente, dans chacune de ses pièces, la nature et la règle de ses propres modèles et redonne sa force de vie au morbide, opérant dans l’espace un oxymore dont on perçoit, dans toute son démarche, la puissante vibration.
Une vibration que portent, chacun à leur façon, ces corps défiant la mécanique rationnelle de la vie d’autant plus engagée qu’après avoir contribué à mettre en scène des entités hybrides, entre bestiaire organique et prothèses monstrueuses, l’artiste met en jeu son propre corps, devenu ces dernières années figure centrale d’épisodes d’une narration tentaculaire. Là, les citations (New Age, cybernétique, cinéma hollywoodien, giallo) se confondent pour composer un cinéma d’expérience, sensuel et mystérieux où les pistes d’émancipation portées par le modèle de son personnage énigmatique font face à autant d’apories qui le rendent d’autant plus fortes.
Présentée pour la première fois d’un seul tenant, cette trilogie de courts films marque durablement l’imaginaire en exhibant autant de liberté, formelle et intellectuelle qu’en maintenant la zone grise de son réalisme magique à la croisée des registres de la narration.
Rêve éveillé, traversée des états de conscience, omniscience divine, délire paranoïaque, impasse psychotique et cercle vicieux ; la revue des possibles se joue de notre propre perception, accumulant les signes pour mieux perdre l’univocité du sens.
La sonnerie d’un téléphone ne cesse de retentir, évoquant la scène d’ouverture de Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, sans jamais révéler sa vraie nature. S’agit-il d’un appel ou d’un réveil, d’un signal encourageant à passer d’un état à l’autre, d’une réminiscence ? Incarnant tour à tour des paradigmes de visions plaquées sur les femmes, de la mère autoritaire au vampire, de la vamp à la sorcière, débauchée et maîtresse du désir, la Mum, ce personnage énigmatique incarné par l’artiste embrasse les caractères traditionnels pour mieux s’en émanciper, glissant par répétition dans des dimensions qui nous échappent et prouvant, par leur conjugaison, l’inanité de telles catégories. Sans même rentrer sur le plan de la méta-œuvre (artiste-actrice, créateur-créature), le personnage maintient une ambiguïté qui démonte tout raccourci, grimée sous le masque d’une réalité organique, la peau, les membres, qui n’est qu’une manière de souligner toute la charge biologique, sexuée et surtout incarnée de cette histoire.
La prégnance du hors-champ, symbolisée par le téléphone mobile et l’habitacle d’un véhicule (potentiellement mobile aussi donc) est ici un leurre ; l’extérieur du personnage principal n’apparaîtra qu’en fin de vidéo et trainera à sa suite plus de questions que d’éclaircissements. L’irruption du deuxième personnage, Byron, confirmera pourtant la valeur « dramatique » d’une fiction qui éloigne le film de la seule pérégrination mentale pour en faire une « aventure » qui, si elle place la question du dédoublement au centre, ne cesse d’installer une nature plurielle à notre propre perception. Forcément polymorphe, le personnage est plus encore évocateur d’un usage de stupéfiant démultipliant les strates de réalité. Personnage de pouvoir, Mum décline ses propres champs de possible ; elle apparaît quand on l’invoque, quand on la sonne, pour partager avec son interlocuteur des éléments de langage qui répondent, on le comprend, à ses interrogations. Tout se passe ici entre Mum et Mum, entre les signes contradictoires de ses vêtements, de son corps, soigné mais en harmonie avec ce sous-sol, cette absence de ciel, d’horizon et de perspectives qu’elle habite.
Les phrases se répètent comme des mantras d’imprécation ; immédiatement pourtant, les plans serrés et les discussions suggestives inscrivent une permanence du plan physique, dans cette sensualité réinventée, autonome au cœur d’un environnement désert. La sexualité émerge par épisodes, hors de toute cohérence, elle fuse sans objet, le personnage se masturbant par touches, retrouvant également une tendance plus enfantine à l’auto-érotisme constant. Occultant toute barrière conventionnelle quant à son corps, quant à son désir, Mum associe ses actes à son sexe, ou bien les dissocie. La parole se poursuit. Elle n’en continue pas moins d’agir, dans le secret de son intimité, occupée à se mouvoir dans ces limbes qu’elle pourrait contribuer, par sa seule existence, à faire vivre. D’occupante inquiétante, elle se pare de la nature divine d’un corps matrice dont le souffle devient l’acte performatif d’un outre-monde.
L’étrangeté et l’indécision de cette potentielle incarnation d’une divinité viennent appuyer la force plastique de plans et d’images superbement travaillés, nous emmenant à proximité des frontières qui séparent la conscience de son voyage psychédélique, vers sa perte dans la drogue, outil que cette Mum porte avec elle comme on s’attache un goutte à goutte durant un séjour à l’hôpital. Le film déroule le fil d’une voix qui se fait obsédante et nous jette au visage ce dernier contre-pied mettant à mal tout optimisme béat dans l’émancipation par identification à cette liberté absolue, cette contenance paternaliste d’une Mum gestionnaire du cours de la réalité qui nous met en garde ; « c’est vrai qu’il y a un trésor dans les profondeurs mais ce n’est pas de l’or, c’est de la merde ».
Or, la dualité, dans toute mythologie, n’a jamais rien d’une division exclusive ; soit Mum nous ment, soit le véritable trésor est la capacité de chacun à s’emparer, s’accorder et vivre de cette « merde ». Et remonter, reconstruire, à partir du rejet, les fondations d’un cycle à même de modifier celui que l’on habite pour y projeter d’autres cercles ; ceux d’un enfer dont la fournaise s’accapare la valeur de haut fourneau destiné à la fabrication de nouvelles formes de vie.