Luigi Ghirri — Jeu de Paume
Avec Luigi Ghirri, Cartes et territoires, le Jeu de Paume accueille une exposition à l’image de ce photographe italien décédé en 1992, pleine d’une délicatesse et d’une sobriété qui soulignent la portée politique et conceptuelle de son œuvre. Un voyage qui, sous ses airs de répertoire d’apparitions du quotidien, nous plonge au cœur d’un regard singulier qui, en les révélant, nous installe dans ces décors d’autres dont on partage, le temps d’une image, la familiarité.
Si ses photographies s’éloignent, initialement, de la volonté de faire « image », de rêver un réel qu’elles transcriraient, c’est bien parce qu’il le révèle pour ce qu’il est, une somme d’images, concrètes ou idéales qui nous préexistent. Cette position de témoin, plus que d’auteur omniscient frappe par sa justesse ; sans renier la singularité de son regard, il ménage une place à ceux des figures absentes, celles qui vivent au quotidien ces espaces qu’il nous restitue. Dans son humilité, Ghirri ouvre les brèches d’un monde qu’il observe à notre hauteur, traçant des lignes de fuite à la portée de tous.
Ghirri dévie par exemple des majestueux reliefs de la nature pour orchestrer leur rencontre avec l’architecture moderne, sur laquelle des panneaux dessinent de nouveaux paysages, désormais réalités d’un monde moderne qui multiplie l’usage des signes et inscrit le temps dans sa force d’érosion de nos constructions éphémères, l’urgence déjà engagée de la croissance destructrice. Chaque fresque décorative, chaque panneau publicitaire amenant un nouveau prétexte à sa couverture prochaine, à son remplacement ultérieur.
Le géomètre de formation observe ainsi le monde en y découpant avec délice et malice ses propres zones de passage pour l’imaginaire, ses frontières à l’évasion mentale bien souvent vidée, sur l’image, de toute indication géographique. Nous sommes en Europe, mais où ? Pas d’artifice, pas de volonté de jouer avec l’altération, Ghirri dévoile ses trouvailles avec la simplicité de l’évidence, dans la légende, bien plus dans le partage que dans le spectacle. Laissant entendre l’indéfini d’un monde pourtant peuplé de particularismes.
« Catalogue », « Atlas », autant de termes qui définissent les séries du photographe et l’inscrivent dans une tradition avant-gardiste de récollection des symptômes d’une géographie en mouvement. Là encore, la succession, l’accumulation de constructions anonymes dressent une cartographie où la rationalité systématique se confronte, dans sa formulation même, à l’indépassable subjectivité du regard de l’agent. À travers la simplicité, le refus du détour et une infatigable mise en pratique de sa conviction, Luigi Ghirri propulse l’uniformité au rang de multitude et révèle la singularité de l’invisible. Son inventaire subtil multiplie les surprises et organise l’articulation poétique entre rationalité systématique, accident esthétique, critique de la consommation et possibilité de s’en émanciper. La scénographie, répétant ces petits formats avec une linéarité assumée ne manque d’ailleurs pas de mettre en valeur cette dimension anti-spectaculaire bien que, par moment, foudroyante de beauté, de sa démarche.
Car chacune de ses photographies bâtit une image aux assises arrimées dans un jeu d’horizontalité, où les diagonales possibles sont autant d’éléments enchâssés dans une grille solide qui les soutient. Un paradoxe qui court tout au long de ces œuvres où la solidité de la composition semble sceller les éléments éphémères. Jusqu’à faire de ces derniers les acteurs de nouveaux paysages.
Cette analogie devient ainsi l’un des traits fondamentaux de sa démarche lorsque, consacrant ses efforts aux parcs d’attraction et autres décorums de loisirs, Ghirri s’approprie ces paysages de fiction usant de l’image pour reproduire le fantasme d’une géographie lointaine. Sa photographie, si elle en neutralise les effets, révèle pourtant la part ambiguë de la propension de la société à l’évasion. La mélancolie et l’absurdité de ces structures s’imposent dans leur vide, comme si le fantastique perdait de sa superbe dès lors qu’on le savait toujours là, tapi derrière quelques grilles, obéissant aux règles définies dans ses coulisses. Pourtant, les images de Ghirri, loin de s’enfoncer dans l’ironie ou le pessimisme, s’emparent à leur tour de la magie du dédoublement, photographiant des images d’images pour nous plonger, sans un mot, dans le rêve éveillé des autres. Ouvrir nos yeux, donc, à cette mutation, tout en invitant à une réflexion ouverte, non pas dénuée de beauté.
C’est certainement cette part d’imaginaire, cette invitation radicale, sous ses airs de catalogue raisonné du réel qui touche le plus au sein de l’exposition, chaque petit format se révélant fenêtre possible sur un monde dont l’équilibre ne tient que sur l’instant de sa captation et notre propre capacité à la recevoir.