Thomas Hirschhorn, 21 ans Deleuze Monument
Alors que l’on fête les 21 ans de son inauguration en Avignon, l’espace culturel associatif de la Mairie de Saint-Chamand offre un retour sur le Deleuze Monument de Thomas Hirschhorn, installation ambitieuse autour d’un des plus grands philosophes du XXe siècle. Retour sur une œuvre historique en forme d’hommage à ce projet aussi avant-gardiste que visionnaire.
Entouré d’un mythe également, duquel il savait jouer autant que se préserver, Gilles Deleuze continue, avec Foucault notamment et comme ils l’avaient prouvé par les actes dans leurs séminaires ouverts à tous de Vincennes, d’entretenir la possibilité d’une philosophie monde, où la technique, l’exigence de précision, la méticulosité historique et la puissance conceptuelle sont autant de prises pour toucher un « grand public » qui n’a que faire des vulgarisations et se retrouve alors dans la force d’invention, dans la mise en commun de la curiosité bien plus que dans le « débat » contradictoire épuisant et n’épuisant rien du sujet. Avec une spontanéité, une simplicité et une véritable volonté de partager, Thomas Hirschhorn montait dans l’espace urbain des zones visionnaires de réflexion, amenait partout où il allait des outils d’apprentissage et de culture qui révolutionnaient la notion de propriété intellectuelle française, faisait de la photocopie, de l’encouragement à se servir au sein de dispositifs mettant à disposition des sommes d’écriture une arme qui aura été essentielle, à une époque où Internet était encore réservé à quelques passionnés.
Ce Deleuze, en sphinx d’aggloméré à la gravité légère cachait pourtant en son immédiate proximité une installation sous forme d’autel passionné érigé à la pensée et au partage. C’est la force de Hirschhorn, dans tous ses projets liés à des figures de la littérature et de la pensée (Bataille, Gramsci, Spinoza…), de faire de visages l’étendard d’un point de vue plus général, d’un point de vie serait-on tenté de dire, libre et jouissif exaltant le rôle de la culture dans la société. Des totems certes iconiques mais qui s’inscrivent de la sorte dans un système de pensée qui les dépasse, les englobe et dont chacun est invité à prendre part. Car, in fine, c’est en opposition à la définition même du monument qui nous surplombe qu’il les érige, pour faire vivre les auteurs dont il s’empare de l’intérieur, donnant au public les clés pour se les approprier
Constitué d’un buste monumental d’un bleu profond du philosophe et d’une « bibliothèque » érigée avec des matériaux légers, l’installation Deleuze Monument présentée en 2000 en Avignon n’échappa pas à sa condition précaire et, malgré une mise en place riche, selon l’artiste, d’une multitude de dialogues et d’intérêt, fut auréolée des accidents de parcours qu’une telle générosité avait pu provoquer. Destinée à vivre au rythme de son usage et de son appropriation par les habitants du quartier qui l’entourait, elle se vit dépossédée des magnétoscopes et téléviseurs qui diffusaient le fameux entretien du philosophe, réduisant par là sa capacité à transmettre une parole complète. Les difficultés d’entretien, de gardiennage et les soucis logistiques que cette mise à disposition du public entraina eurent raison de sa durée de vie, condamnant à l’abandon du projet en cours de route. Dans un texte poignant1, Hirschhorn assume sa responsabilité et prend acte de son « erreur », estimant n’avoir pas été assez présent dans l’accompagnement et l’entretien de son œuvre. Une remise en cause passionnante qui précisera les contours de sa démarche jusqu’à ce jour, inventant constamment de nouveaux modes de monstration de ses œuvres « précaires », faisant plus encore de la précarité matérielle (ou temporelle à l’image de sa série de captures d’échanges sur les réseaux sociaux présentée 2020 à la galerie Chantal Crousel) et du souci de l’ancrage local deux axes programmatiques de sa création.
Ce monument s’il était signé Thomas Hirschhorn constitue aujourd’hui l’amorce d’un travail et d’une réflexion collective qui engage tous les acteurs locaux de la création. C’est paradoxalement cette notion d’accident, voire d’échec qui nourrit encore la légende de ce projet qui a vu naître nombre d’autres et inspiré tant d’esprits. Car, in fine, il aura été le révélateur de la ténuité de toute entreprise intellectuelle érigée dans l’espace public. Une source incroyable de leçons qui obligent aujourd’hui encore l’artiste, tout comme chaque travailleur de l’art, à redoubler d’efforts pour moduler l’expression d’une pensée complexe qui attend un engagement et une conceptualisation à la hauteur de la force d’émancipation qu’elle est censée faire naître.
En témoigne la réactivation du monument au sein de sa nouvelle exposition 21 ans Deleuze Monument qui vient baliser l’expérience initiale, écourtée, en réponse à la proposition d’un membre de l’équipe municipale d’alors ayant invité l’artiste à fêter ses vingt ans dans une ville voisine, Saint-Chamand. Au sein d’un espace partagé par les bureaux d’associations, Hirschhorn invente cette fois une plongée au cœur des problématiques soulevées par sa création d’alors et les ramifications qu’elle a tissées dans le temps avec son vocabulaire plastique mis en scène ici autour de deux bandes parallèles accueillant textes, images, vidéos et installations. À l’image de la pensée du philosophe célébré, l’idée initiale aura donc nourri et créé son propre champ d’échanges, drainant dans sa mise en œuvre des forces créatrices qui l’ont, à leur tour, fait progresser.
En cela, malgré l’évolution de la technologie, l’expérience physique, le rapport à la matérialité de la pensée, l’impact de la médiathèque, de ces constructions dont le qualificatif de « précaires » ne dit rien de la marque qu’ils ont laissée sur les visiteurs devenus, le temps d’une rencontre, des participants d’œuvres véritablement « interactives ». Une histoire qui, en une ère d’échanges digitaux paraît aussi anachronique que pleine d’actualité, comme une anticipation visionnaire des possibilités encore à découvrir de la numérisation (à laquelle de nombreux amateurs s’emploient par ailleurs) et revêt aujourd’hui peut-être plus encore qu’alors, toute la portée artistique du geste de la création, la main tendue vers l’autre pour donner et n’attendre de l’échange et du dialogue qu’une possibilité pour chacun de d’émancipation.