Tout le monde — Crédac, Ivry
Avec Tout le monde, le Crédac nous invite à une exposition enthousiasmante et ambitieuse qui pousse à une lecture en profondeur du monde qui nous entoure, mêlant observation, apprentissage et exhortation à la résistance.
Du hasard des rencontres avec les panneaux bleus de la municipalité, d’un ordre extérieur et indépendant, Tout le monde fige le temps pour les disposer et en user au sein même de l’exposition. Étrange mélange politique, cette manifestation de la ville au sein d’un centre d’art public renverse les valeurs et vient nous rappeler son inscription, son rôle dans la cité indissociable de sa capacité à être reçu par elle. Dépassant la simple question d’un art « pour tous », cette présence de panneaux vierges dont la familiarité instille la pratique de la vie en société dans l’exposition ressort bien plutôt d’une exhortation à « l’art par tous », un quasi homophone de « l’art partout ». À l’image de Roman Signer, dont l’exposition présente la captation d’une performance le mettant en scène roulant à bicyclette sur une route formée de feuilles blanches alignées au sol, un geste simple ouvre la voie à une perspective poétique sur nos propres activités et révèle un art aussi autonome qu’hospitalier. En trois mouvements qui semblent lier les œuvres présentées, Tout le monde déploie un récit du quotidien qui touche autant qu’il révèle des formes de résistance subtiles face à l’indifférence et à la banalisation de la vie. Si tous ces artistes nous poussent à regarder différemment le monde, chacun en offre une lecture singulière qui s’intègre à l’ensemble.
S’opposer en s’insérant dans le temps
C’est ainsi par une inscription fusionnelle dans le temps, en faisant corps avec lui afin de faire coïncider la volonté avec la nécessité que s’opère une première ramification dans cette trentaine d’œuvres. Suspension du mouvement et suspension des attendus, la vidéo d’une sieste de Melanie Counsell en pleine nature sonne comme un premier appel à l’intériorité, à la vertigineuse possibilité de créer soi-même, dans un environnement riche et pesant, sa propre évasion et son propre imagier. En choisissant volontairement de laisser glisser le temps, de s’y fondre pour en sentir l’écoulement, le refuge du sommeil et des songes apparaît comme un abri familier, presque domestique, où les images à venir, pures créations, constitueront le seul horizon de la conscience. Loin d’un simple havre de paix, ce sommeil, battu par les ombres et les jeux de lumière qui courent sur le corps de l’artiste, est d’abord un point de repère, une manière de trouver, quelque lieu où l’on se trouve et quelque temps qu’il soit une identité à soi, une étrange subjectivité tangible dans le mouvement aléatoire du rêve et dans les méandres de l’inconscient.
Koji Enokura, lui, à travers sa photographie Symptom — Sea Body (1972), se met en scène gisant sur la frontière imaginaire entre la plage de sable et l’onde de la marée. Corps inerte échoué sur la grève ou spectateur privilégié résolu à faire corps avec le mouvement de la nature, l’ambiguïté insoluble fait toute la beauté de cette image pensée par cet artiste, figure du Mono-Ha, un mouvement majeur d’artistes japonais qui questionnaient notre rapport à l’industrialisation et à la nature. Entre fascination et critique, l’image résonne aujourd’hui des conséquences dramatiques d’exils forcés par la voie des mers (que l’on pense aux réfugiés politiques d’aujourd’hui comme aux réfugiés climatiques de demain).
La création, dans tous les cas, se mue en acte politique, celui de s’inscrire dans la dictature du temps. Un mouvement que poursuit Michel Blazy, qui opte pour une célébration du temps long, avec son manteau intégré au terreau de plantes semées en son sein même et surtout sa Collection d’avocats entamée en 1997, constituée de simples avocatiers que l’artiste s’est engagé à entretenir. De l’artiste au « curateur », Michel Blazy use du temps pour inscrire un geste simple, semer des graines, dans une démarche de responsabilité et d’ordonnancement d’un mouvement naturel. Plus encore, l’avocat qui pousse constitue également une perspective sur les rapports de la commissaire de l’exposition, Claire Le Restif, avec l’artiste, dont la première exposition organisée en commun montrait précisément ces avocatiers. L’objectivité du temps passé se couple ainsi secrètement à l’intimité d’une relation artistique, qui installe une profondeur supplémentaire à toute perception de la durée.
Une durée en jeu dans Sink de William Anastasi, œuvre nécessitant l’arrosage régulier d’une plaque d’acier pour former à sa surface une flaque d’eau qui, lentement, attaque son intégrité. Un processus naturel pour activer l’érosion et vouer théoriquement à la destruction, par l’effet de rouille, d’un alliage qui symbolise notre domination sur les éléments naturels. On pourrait voir également dans la série de photographies de Nicholas Nixon le désir impossible de capturer le temps, d’en stopper autant que d’en documenter l’impact sur quatre sœurs portraiturées chaque année. La série, étalée sur 40 ans, évoque tout aussi bien l’œuvre de ce temps inaltérable que sa prégnance sur nos regards et le besoin nécessaire pour tous d’y revenir pour envisager son passage. Et finalement le plaisir de composer avec lui. Avec Koraal, c’est la contrainte même du temps qui donne sa consistance au film de Lili Dujourie. Plan séquence sur une paire de mains occupées à éplucher une orange, la vidéo suit les vicissitudes de l’exercice et documente, en temps réel, un banal devenu objet de l’attention.
Dove Allouche s’inscrit dans un autre temps, celui, culturel, des échanges d’une bibliothèque. En collectionnant pendant deux ans les fiches de retour d’ouvrages de poésie aux titres appelant à une réflexion sur notre rapport à la nature, l’artiste utilise l’action des autres et s’immisce dans une mémoire collective. Chacun des lecteurs de cette bibliothèque de Sarcelles, chaque emprunt passé deviennent ainsi acteurs potentiels d’une fiction qui se joue dans le secret de la démarche artistique d’un créateur extérieur. Collectionneur invétéré, Jean Le Gac expose Les Rochers, un tableau constitué de cartes postales d’époque consacrées aux roches dans divers endroits de France. Comme tous les amateurs, l’artiste investit son temps et son énergie avec la méticulosité d’une obsession d’enfant, transférant son admiration des créations naturelles dans une démarche rationnelle qui rappelle à tous la magie du partage.
La variation imperceptible
Si notre rapport à la nature et à la création constitue le fil rouge qui unit les œuvres de Tout le monde, c’est encore une attitude de résistance qui permet au récit de l’exposition de s’articuler. À travers des gestes simples et d’infimes décalages, les artistes troublent le monde en y insérant des symptômes imperceptibles qui, une fois portés à l’attention, en décuplent la présence. Parce qu’ils font précisément appel à l’investissement du « regardeur », à sa capacité d’en sentir l’étrangeté, ils pointent directement la non-évidence du réel et engagent concrètement à sa réflexion nécessaire.
Jirí Kovanda est l’un des précurseurs de l’art conceptuel tchèque ; avec ses performances minimales, l’artiste a documenté, depuis les années 70, des micro-événements qui modifiaient en profondeur le décor cadenassé d’une société tchécoslovaque sous étroite surveillance. Dépassant la seule critique sociale, l’œuvre de Jirí Kovanda se déploie plus tard sous la forme d’actions poétiques disséminées, à l’image de son emblématique tas de morceaux de sucre, Sugar Tower…, posé à même la rue et dont la fragilité manifeste fait naître un sentiment étrange d’inquiétude teintée d’une beauté secrète et fugace. Pour l’exposition, deux paires de chaussures posées au sol constituent la seule trace d’une performance antérieure d’une simplicité confondante, obligeant deux jeunes gens à se déchausser et à abandonner leurs souliers lors de leur venue à l’exposition. Mathias Schweizer, lui, déploie une tour de papier en découpant, selon les normes internationales, des feuilles de papier A1 jusqu’à leur format A6. Dépassant, par sa taille, sa fragilité première, cette construction est également une ode à la liberté de création, faisant étalage de sa simplicité et d’une présence pourtant magnétique.
Avec une égale discrétion, Helen Mirra dépouille la forêt d’un de ses cailloux pour le placer au cœur de l’exposition et, tout en réduisant d’un infime élément la nature indomptée, assigne un statut de ready-made à un objet qui n’a été « fait » autrement que par l’écoulement du temps. De son côté, Hans Schabus recadre une photographie d’activistes protestant contre la déforestation et en ôte de nombreux éléments essentiels pour laisser l’imaginaire vaquer face à une composition suspendue. Sans un mot, il plonge ses protagonistes dans un monde parallèle, faisant d’un acte de manifestation le prélude d’une mise en scène d’un dialogue surréaliste entre penseurs solitaires.
Gina Pane, avant d’effectuer des performances face à un public, réalisait, entre 1968 et 1971, des actions intimes et solitaires jouant sur l’action du corps face à la nature, tentant en vain d’emprisonner un rayon de soleil en le recouvrant de terre ou protégeant cette même terre de tout son corps, allongée quatre heures durant sur le sol. Le résultat, imperceptible, n’empêche pourtant pas la vérité de l’action. Une réalité qui fait écho à son Autocritique (1960) présentée ici, archive photographique d’une action qui la voit plonger quatre dessins dans le courant d’une rivière. Retour aux sources de la matière organique du papier autant qu’acte de destruction conscient d’une œuvre artistique, Gina Pane offre une réflexion subtile sur le statut de la création et questionne la concrétude, dans le monde, d’idées et d’œuvres dont on ne fera jamais l’expérience. Comme en écho, le projet d’*Agnes Denes*, artiste hongroise, réalise une multitude d’actions imperceptibles qu’elle documente. Après avoir semé du riz, elle enchaîne des arbres d’une forêt indienne pour enfin enfouir des documents destinés à être retrouvés au trentième siècle. Avec ses actions dont les conséquences ne nous seront jamais connues, l’artiste questionne notre rapport à la création et fait émerger à son tour la réalité d’œuvres invisibles, isolant l’acte artistique de toute perspective productiviste à court terme.
Ces perspectives, ce sont aussi celles de l’exposition quand elle fait émerger la question d’une création qui, si infime ou si lointaine qu’elle soit, ne manque pas de « marquer » le monde. Empreinte ténue, parfois limitée au seul souvenir d’un être mais dont l’existence, en un temps et un lieu précis, confère une légitimité et partant, retrouve le sens premier de l’œuvre, « ce qui est fait », avant que d’être « ce qui est montré ».
Tenter le monde, affronter ses « lois »
Mais l’opposition peut s’avérer plus frontale et la variation infime donner naissance à l’acte qui, dans sa ténuité, n’en est pas moins radical. Stratégies de résistances actives ou tentatives forment ainsi un dernier segment de cette exposition qui achève d’ouvrir la création à « tout le monde ».
Guillaume Leblon rejoue le fameux saut dans le vide d’Yves Klein, performance réalisée en 1960 immortalisée par un photomontage illustrant le maître s’élançant dans l’espace. Le saut de Guillaume Leblon, bien plus élevé que celui de son prédécesseur, permet à l’artiste de réaliser une image « choc », déjouant l’ordre naturel de la physique et de l’instinct de préservation pour faire de l’artiste un personnage dépouillé de toute contrainte humaine tout en réalisant l’action la plus simple qui soit, la chute d’un corps solide. Plus encore, son efficacité est accentuée par la perspective en contre-plongée qui autorise tout type d’installation de sécurité au sol sans qu’il soit même nécessaire de retoucher par un quelconque artifice l’image.
S’insérer dans le monde, c’est aussi le comprendre et s’y opposer. Marcos Avila Forero présente, avec sa vidéo Atrato, une tentative audacieuse de mettre en relation les rythmes réalisés par une communauté afro-colombienne, au cœur de la forêt du Choco, avec les bruits assourdissants de la guerre quotidienne qui déchirent les sociétés du monde, et particulièrement la société colombienne. Cette communauté parvient en effet à communiquer à distance en produisant des sons à l’aide de battements réalisés à la surface du fleuve. La pratique, spectaculaire et hypnotique, est également une ingénieuse manière de faire de la nature l’allié essentiel de la sociabilisation. Or c’est précisément cette pratique humaine que l’artiste oppose à la guerre en s’attachant à l’utopie de briser l’ordre de la violence par la pratique commune, la préservation d’un dialogue magique que l’on découvre, émerveillé.
C’est ainsi par l’intérêt de l’autre que Lara Almarcegui, avec Restoring the Market of Gros… San Sebastian, dédie sa pratique à la réhabilitation d’un bâtiment promis à la destruction. Résistance active à l’ordre économique, l’artiste documente avec ses photographies sa tentative vaine de mettre en valeur l’instrument de sociabilité que représentait le marché en entamant, consciente de l’impossibilité même de finir, ses travaux de peinture. Privée d’autre finalité que l’imposition de son acte dans les quelques mémoires qui en seront témoins, Lara Almarcegui développe un langage de l’appropriation et du « recyclage » qui déborde les attendus pour se faire entreprise politique insoumise et pacifique.
Car s’opposer à l’ordre du monde c’est aussi parvenir à en recréer un, en s’en servant. Usant des habitudes et du quotidien de sans-abris new yorkais, Gordon Matta-Clark témoigne de la dureté du monde autant qu’il s’y insère en fabriquant à son tour des abris faits de déchets abandonnés. Le résultat est à voir en vidéo avec son superbe Fire Child, étrange film mêlant activité quotidienne d’habitants des taudis à la recherche de quelque objet utile et le processus de construction d’une paroi mis en scène par l’artiste. À sa manière, Bela Kolarova explore elle aussi les possibles en inventant un langage fait d’objets abandonnés dont les formes nous invitent à une lecture symbolique. La composition d’un alphabet modifie ainsi en profondeur la notion d’outil (dont sont constituées ces lettres) pour les pousser vers un sens qui les dépasse.
Marcelline Delbecq, à travers une œuvre qui elle-même est un contre-pied par rapport à sa pratique habituelle, Combien d’années-lumière, un livret écrit pour l’exposition, propose de transformer le temps en distance à parcourir. À l’image du paradoxe que sous-tend la locution « années-lumières », qui apparaît surtout comme une mesure géographique. Le temps devient ainsi clairement un enjeu politique ; son appréciation et son utilisation, des modalités d’être avec les autres. Philosophique et poétique, le programme qu’elle établit exhorte en réalité chacun à faire œuvre de sa vie et fuit le temps mécanique, le temps des horloges, pour en imaginer une alternative plastique, une temporalité assujettie à l’acte volontaire.
Cette réappropriation du temps, c’est aussi celle que développent, à travers leurs performances, Marie Cool et Fabio Balducci, qui ont mis en place ici des protocoles d’action rejoués par les membres mêmes du Crédac. Dans leur open space d’un nouveau genre, chaque jour, des employés « volontaires » s’attellent ainsi autour des deux tables à répéter les gestes précis que leur ont indiqué les artistes. Les actions, très simples, consistent à appliquer selon un ordre précis des morceaux de scotch ainsi que déplacer régulièrement, de la paume de la main une rangée de crayons de papier alignés. Ces performances, véritables moments de grâce que l’on connaît sublimés par la poésie visuelle des mouvements de Marie Cool, sont autant d’exercices qui, s’ils reprennent les codes du travail de bureau, sont dépouillés de toute utilité, d’autant qu’ils les réduisent systématiquement à néant. Sans autre fonction que leur répétition, ils établissent des chorégraphies modernes qui retrouvent la valeur première du geste. L’acte devient lui-même résistance à l’emploi du temps et la méticulosité des mouvements concentre l’énergie dans l’absence de valeur ajoutée. La répétition réorganise avec ses propres lois la valeur de « l’occupation », inscrivant dans l’ordre obscur de la bureaucratie un ordre personnel et singulier, qu’il appartient à chacun de développer.
À travers ces trois mouvements, c’est ainsi une multitude de stratégies de résistance ouvertes que nous invitent à découvrir cette exposition formidable qui en dit finalement bien plus long que son silence ne le laisse croire. Par sa subtilité et les ambiguïtés qu’elle soulève, Tout le monde est un manifeste qui repense la place de chacun par rapport à la nature et nous intime l’injonction de nous en inspirer pour inventer de nouveaux ordres et s’émanciper pour de bon d’une vie sans liberté. Cette simplicité et cette ouverture ne peuvent que résonner avec l’expression « tout le monde » qui donne son titre à l’exposition, dessinant à travers tous ces liens nécessaires parce qu’aléatoires entre ces œuvres, la possibilité d’une pensée qui dépasse l’humanisme pour retrouver son temps, un « intermondialisme » conscient de ses infinies singularités tout autant que des liens inextricables qui unissent toutes les formes de vie en activité, tout le monde, dès lors qu’il est ou a été « à l’œuvre ».