Caroline Monnet — Portrait
Née en 1985 et issue de la double culture algonquienne (du peuple autochtone du Canada) et française, Caroline Monnet participe à la Whitney Biennial de New York du 17 mai au 22 septembre. Portrait d’un œuvre plein d’ambiguïté, d’histoire et d’humour qui définit, à nouveaux frais, la question de l’engagement.
Remarquée notamment dans des festivals de films internationaux (TIFF, Sundance, Rencontres internationales, Cinéfondation du festival de Cannes) sa création polymorphe est présente dans les plus grandes collections du Canada, elle est représentée par la galerie Division, Montréal et reste à découvrir en France. Trouvant dans le format du court-métrage une formule idéale de risque, d’invention, de cohérence et de liberté, Caroline Monnet réalise depuis une dizaine d’années de nombreuses vidéos aux thèmes et techniques diverses et emploie d’autres médiums qui viennent les prolonger ou leur donner un contrepoint. Membre du collectif ITWÉ (signifiant, en langue cri, « Exprime-toi ») aux côtés de Sébastien Aubin et Kevin Lee Burton, elle garde un lien fort avec la communauté algonquine, après avoir passé son enfance entre le Québec et les côtes bretonnes. Autodidacte et devenue, par la force des choses et sa volonté de créer, artiste, Caroline Monnet, aujourd’hui basée à Montréal, développe une pratique à l’aune de la sociologie qu’elle a étudiée, comme un prisme au cœur duquel viennent se choquer les reflets du monde qui l’entoure pour en restituer un faisceau de forces éparses, travaillées par la résistance de sa propre subjectivité.
Une subjectivité forte de son histoire, de sa volonté de partager l’histoire d’autres subjectivités mutilées par l’ordre des pouvoirs. Mais aussi et surtout inséparable d’une sensibilité capable d’arracher à la pesanteur des sujets qu’elle aborde (domination coloniale, résilience de peuples autochtones en proie à une transformation identitaire imposée, occultation de l’histoire et rapports de dominations sociales) un pouvoir d’invention constamment renouvelé. Car à l’image de ses techniques, des biais dont elle use pour mettre en scène chacun de ses projets, « Coco », surnom dont elle s’affuble et goûte le décalage, invente dans sa navigation créatrice des dérives sensibles capables de faire chavirer le sens pour nous plonger dans des dissonances dont le grotesque n’est qu’un reflet de l’absurde conditionnement aux catégories. Marquée par l’ambivalence, sa démarche s’insère en équilibre et érige des passerelles entre l’histoire longue de peuples autochtones et la dynamique de la modernité, entre les formes d’expression traditionnelles artisanales et l’ère de création industrielle. Comme un reflet de l’identité ; nébuleuse, faite des doutes qui la constituent et des incertitudes qui l’habitent. Une indétermination qui délimite précisément le terrain de jeu sur lequel se déploie sa création, engagée certes, mais plus encore ouverte et engageante ; invitant chacun à se départir de l’univoque pour embrasser la complexité des rapports humains et naturels qui, elle, est bien universalisable.
À son tour donc, elle contrecarre le phénomène d’appropriation culturelle en lui opposant sa propre forme d’appropriation et de remise en perspective des archives. À l’image de son court-métrage Mobilize, présenté au festival de films de Sundance et au TIFF et repris à la Whitney Biennial de 2019, où elle exploite des images d’archive dont elle détourne la perspective pour faire des indigènes dont il est question les protagonistes d’une histoire qui n’aurait pu s’écrire sans eux. À travers cette réappropriation, l’artiste redouble le retournement pour souligner le rôle prégnant de communautés indigènes dans la construction de la société moderne et offre un récit exalté du pouvoir sensible des images.
Découvrez le film Mobilize et notre présentation
En les réagençant sur un rythme soutenu et une cadence toute contemporaine, l’artiste intègre les outils de communication d’aujourd’hui pour modifier la perception de pratiques ancestrales, les replaçant sur un pied d’égalité avec les grands « romans nationaux », héritiers d’une histoire biaisée. Avec une technique et un sens du rythme à l’efficacité redoutable, Caroline Monnet réinvestit le regard envers des sujets, envers des hommes que la société occidentale a occultés. Il ne s’agit pas seulement de « rendre justice » mais d’encourager, de « mobiliser » le faire, les actes, pour à son tour devenir artisan d’une histoire, acteur d’une fierté qui, si elle n’occulte en rien la dénonciation, s’adjuge les moyens de se battre à armes égales avec l’injustice et déploie à son tour un récit fédérateur pour une nouvelle force à venir.
En brisant les attendus, en accolant aux signes désormais classiques de l’« empowerment » (qui reprennent bien souvent les codes d’outils de communication de forces dominantes) des attaques frontales à l’élégance, des régressions volontaires à la belle banalité de l’organique, l’artiste distille dans sa création l’intensité de propositions visant pour de bon la « différance » derridienne active. Ne se réduisant en rien à l’éloge d’un droit à la différence, Caroline Monnet s’empare des médiums, des codes de création qui peuplent le monde contemporain pour mobiliser bien plutôt un devoir de « différance ». Une nécessité, pour aborder les enjeux d’une lutte dont la victoire a déjà été décidée, de rebattre les cartes pour élaborer de nouvelles règles et de nouvelles formes qui n’ont que faire de la bienséance catégorielle, de la rationalité positiviste des appels à la justice.
Ne se privant pas pour autant d’user de symboles forts, de se mettre elle-même en scène dans de nombreuses vidéos, Caroline Monnet navigue entre les esthétiques en bousculant les catégories avec une identité visuelle aussi soignée que singulière, capable de flirter avec le kitsch comme de foudroyer par son invention absolue.
Entre burlesque, fantaisie et luxure esthétique, Creatura Dada explore un territoire singulier, véritablement déstabilisant qui déjoue toutes ses références et met en scène des femmes indigènes en tenue de gala partageant un repas luxuriant. Magnifiant autant qu’exagérant les souffles, bruits de succion et ingestion, cette promenade onirique à travers les yeux d’un voyeur mêlé au milieu de sourires et de bouchées, gorgées goulues a des allures de rêve vertigineux. Evoquant les banquets décadents, la liberté orgiaque de l’amitié, cette ode au plaisir de la chère et de la chair est constituée de victuailles symboliques (champagne, huîtres, homards), autant de réserves et de provisions d’énergie pour le mouvement à venir. Les six femmes se mettent en effet ensuite en route, face caméra, comme prêtes à fondre sur le monde non pas semble-t-il pour une quelconque revanche mais décidées à en éprouver les plaisirs et la liberté, à s’emparer de la place qui leur revient, celle depuis laquelle il leur appartiendra d’assigner quiconque les reléguera.
Chez elle, les souvenirs immémoriaux d’une culture riche s’emmêlent à un présent réinventé, la beauté du geste ancestral se nourrit d’une action contemporaine, la quiétude des fonds sous-marins envahit l’atmosphère de centres urbains futuristes et les visages, les corps, quelles que soient leur force ou leur autorité, sont soumis aux mêmes aléas d’une transformation que son désir de création rend possible. Ses œuvres plastiques, sculptures, broderies ou pyrogravures embrassent à leur tour des motifs d’artisanat traditionnels en en révélant l’indicible modernité. Érigés sur les cimaises, ils évoquent invariablement les « QR codes » d’outils numériques. Une rencontre étonnante et inattendue entre deux univers que le temps aura fait se confondre. Gravés sur des supports en plastique enfilés sur des têtes, ils deviennent, autant que des masques propices aux jeux, des éléments inquiétants capables d’étouffer leur propriétaire (Fragment, 2019). Portant la contradiction au cœur même de la représentation, Caroline Monnet joue avec de plus en plus d’assurance de symboles qu’elle articule tant pour les diffuser qu’en entretenir l’actualité et infuser leur force dans une langue contemporaine.
De son premier film Ikwé, un dialogue onirique entre l’artiste et la lune, Caroline Monnet aura conservé cette prégnance de l’eau devenue surface de réflexion d’une parole qui, si elle vient ici d’en haut, ne semble pas moins irriguer en profondeur les surfaces de la planète. Mais aussi cette volonté de transmettre une parole, quelle qu’en soient le lieu et l’origine jusque dans le présent le plus sensible, celui d’un monde en plein délitement dont les enseignements de cultures ancrées dans leur environnement naturel n’ont jamais été aussi précieux. Si le poids des symboles transparaît encore dans ce premier film, l’expérience accumulée par l’artiste formalisera, dans un autre registre, en 2013, Demi Monde, où le silence et l’entremêlement des images frappe d’autant plus par leur éloquence.
Son propos s’émaille d’incertitudes et de contradictions internes assumées qui participent à rendre un regard plus complexe sur le monde, à l’image de ce doute qui habite les protagonistes de Portrait of an Indigenous Woman, qui convoque dix femmes discutant, face caméra, leur définition de ce qu’est une « femme indigène ». Entre récits amusés, descriptions détaillées des difficultés mais aussi des richesses qu’elles puisent dans cette identité, la parole reprend sa liberté, dépouillée de nom, de définition pour laisser parler ces corps et ces voix. Elle-même intervient au détour de ce chœur anonyme pour évoquer cet héritage et la liberté qu’il lui confère, le fait également d’aider à lui accorder une place et une voix plus grandes en s’exprimant à son tour.
Il souffle dans le même temps dans l’œuvre de Caroline Monnet, sans jamais en dissiper la force, un humour essentiel, empreint d’une curiosité analogue à celle du jeu dans ce qu’il a de fondamental. Avec une constance impassible, elle met en place le cadre de son action et semble inventer, à mesure du développement de son geste dans le temps de la création, de la compréhension des outils dont elle dispose, des règles qui imposent un véritable renversement du système. Ainsi rendu à son obsolescence, il n’apparaît plus que comme le frêle souvenir d’un ordre dépassé. Une recherche formelle qui passe aussi bien par la réactivation de signes historiques que par la relecture, à travers l’humour et le burlesque, de nos conditions de vie, comme ce fut le cas également pour Roberta.
La force de la contradiction devient une énergie capable de dépasser les représentations traditionnelles pour laisser émerger de nouvelles images, comme lorsqu’elle recouvre la façade du Toronto International Film Festival des protagonistes de Creature Dada dont la féroce beauté et le calme olympien tranchent avec les images sous-jacentes issues de reportages d’archives des activités dites « quotidiennes » de femmes indigènes (Renaissance). Désormais en « haut de l’affiche » et parées de tenues à la pompe toute victorienne, leur règne semble sur le point d’arriver.
En cela, si les formes de Caroline Monnet varient régulièrement et déconstruisent toute lecture arrêtée de son œuvre, c’est précisément que la création apparaît chez elle comme un espace de liberté dont elle s’empare jusque dans ses modes d’expression, inventant dans chaque projet, autour de chaque rencontre et à chaque reprise un nouveau vocabulaire né d’une remise en cause. Une pratique plurielle, animée de lignes constantes mais dont le renouvellement, la capacité à investir une nouvelle perspective, un nouveau ton, assure une surprise constante. C’est ainsi cette propension au risque, cette capacité à faire de chaque élément alentour une « muse » à travers laquelle son regard, sa voix peuvent exprimer un propos nouveau qui semble habiter cette artiste viscéralement impliquée. À l’engagement comme étendard standardisé, Caroline Monnet oppose ainsi un nouveau standard engageant les autres à s’emparer, en acte, des infinies possibilités de sens qui émaillent notre monde et les différences qui l’habitent.