Henri Michaux — Galerie Berthet-Aittouarès
La galerie Berthet-Aittouarès présente une superbe rétrospective de l’œuvre du poète artiste Henri Michaux, Le dessin est exorcisme, célébrant le 80e anniversaire de sa première exposition, dans ce même espace, à l’époque tenu par Pierre Loeb.
Un parcours résolument pensé comme un point de vue sur une vie de dessin, reprenant les temps de la création, les inflexions qu’il leur a fait subir comme celles qu’il a subies pour illustrer cette tension d’un esprit dessinant pour laisser émerger des éléments de soi. Un « exorcisme » comme le revendique le titre de l’exposition que l’on pourrait presque voir comme un « in-orcisme », une tentative toujours renouvelée et autrement plus excitante de se laisser contaminer par l’autre pour mieux aller fouiller l’essence de la « relation », jusqu’à croiser cette strate de miroir que lui seul parvient à nous tendre. Tous ces « autres » se retrouvent ainsi ici, du spectre de sa femme décédée aux tentations orientales des mouvements, frôlant parfois la calligraphie asiatique pour s’en émanciper en laissant voir la rencontre de l’inconnu, de l’incompréhension que seul un langage réinventé pourrait résoudre.
Il y a chez Henri Michaux une force fondamentale, une chance presque, d’avoir su et pu obtenir une reconnaissance ou, à tout le moins un soutien pour exercer son art avec tant de liberté, dirigeant son audace non pas « contre » un ordre établi mais « pour » l’emmener avec lui. L’emmener dans un ailleurs qui n’a que faire de la polémique tant il est lui-même subverti, lui-même si prodigieusement singulier que son déploiement, à l’image des mouvements qui ont émaillé son œuvre pictural, se dépouille des stigmates de l’ambition, de la parole performative. « En paix », Michaux travaille une matière qu’il n’a pas besoin de revendiquer, toujours déjà sienne, une peinture qui n’a pas besoin de se justifier, de situer ou de se situer, elle est elle-même le lieu de tous ses possibles. Le lot formidable de ce pur inventeur, de cette main torde qui, à trop avoir écrit, voit la ligne s’échapper en volumes et en formes, voit son expression bafouer les codes de la langue pour inventer des mots, des motifs qui en constituent une autre. Une accumulation d’images comme autant de sons inarticulés, une langue détournée de sa rationalité systémique, transmutant le mot pour le motif, touchant enfin à son universalité en réinventant son expression de partage, une langue qui se voit en silence et s’invente en pensée mais qui tisse ce lien entre les consciences locutrices. Dans l’écrit comme dans le pictural (dont il usera uniquement uniquement dans la dernière partie de sa vie), ce n’est en rien « contre » la langue des hommes mais bien « pour » eux qu’il poursuit ses propres outils, les conjugue et les fait jouer entre eux. À l’image de son ouvrage fondamental, Mouvements, paru en 1952 qui mêle sa production visuelle à un poème. La congruence des deux invente un écho époustouflant et aberrant où l’on ne sait qui de l’un émet son sens pour le voir prolongé, détourné et magnifié par l’autre.
Sur la feuille comme sur la toile, Michaux se joue des amas de matière comme autant de temps de silence de moments d’inertie qui, à l’opposé de l’écriture, se font « pleins », épaisseurs sensibles de la stagnation. En négatif, dans le dessin, l’immobilité se fait source de multiples points de pesanteur. Un retrait positif en quelque sorte tant cette méthode revient dans de nombreuses œuvres qu’il réalise. Cet art de l’effacement, du creusement dans la peinture comme il creuse la feuille de sa mine pour aller chercher ce plan d’imaginaire, fait écho à cette strate sous-terraine de l’écriture qui semble métaphoriquement courir sous chacune de ses poésies, sous chaque grand texte de la littérature, travaillé par une force singulière et mystérieuse, celle de l’imaginaire poétique. Un sous-terrain qui nous unit tous autour de la langue, autour des langues et en fait leur magie évidente. Retrouver la magie donc, creuser ce plan pour non pas s’y lover mais l’amener au premier plan de la bataille, laisser s’effacer les mots, les formes et les figures pour retrouver la trace, la direction du mouvement et de l’expression fondamentale, cette force du sens qui meut chaque décision de la véritable « communication ». Une recherche qui ne peut que l’emmener à poursuivre les expériences si nombreuses à l’époque d’un dessin sous l’emprise de la mescaline, cette tentation d’abandonner sa main au sort de sa vie, à l’ensemble unique qu’il constitue sans se laisser contrecarrer par le désir qu’il en aurait de la voir ; retrouver en quelque sorte la possibilité d’un soi singulier et unique dans l’abandon à sa pure réaction chimique. Une singularité qui se creuse elle-même à la recherche de sa plus profonde hétérogéneité et, partant, à sa plus grande identité à l’ « autre ».
Toutes les œuvres montrées ici partagent ainsi cet art du paradoxe comme il en usa en inventant ses propres mots, tout est chargé d’un mouvement fondamental qui brouille la fixation. Les signes se muent en spectres, les traces se font passages pour forcer le regard, l’imaginaire, à se mettre « en route », porté par la gravité d’un équilibre précaire que le gouffre, le vide de la toile, met toujours en péril. Il n’est rien en effet de définitivement immobile dans ses compositions ; partout le geste, la ligne et sa rupture sont autant de balises ouvertes à la divagation, de scintillements témoins d’une pensée qui, pour empesée et accidentée qu’elle soit, n’en est pas moins jamais inerte.
Le poète, magicien du sens, devient par le dessin, par la peinture, maître-esclave de la sensation, laissant émerger sur sa toile des failles intimes, les explorant à son tour pour les transmettre et les nourrir. Le dessin devient vie, reflet d’une liberté qui se donne loin de la béatitude contemplative mais bien plutôt dans la confrontation à l’espace infini qu’elle appelle, faisant de l’artiste un forçat de l’expression, un condamné, pour sa jouissance comme dans son malheur, à l’invention perpétuelle.
Plus d’informations sur l’exposition Henri Michaux sur le site de la galerie Berthet-Attouarès