Cécile Hartmann — Maison d’Arts Bernard Anthonioz, Nogent
La MABA présente une exposition personnelle de Cécile Hartmann, Le Serpent noir, métaphore d’un pipeline devenu entité organique qui progresse en dans les entrailles d’une terre qu’il fragilise à mesure qu’elle l’exploite. Sur le mode du corps parasite, le serpent noir s’arrime à la conquête mythologique de l’homme sur la nature et lui emprunte la figure animale pour illustrer une entreprise qui menace, entre autres, ce règne.
Cécile Hartmann — Le Serpent noir @ La MABA from April 17 to September 26, 2021. Learn more Pensé en 2014, lancé sous la présidence de Donald Trump et ayant fédéré contre lui des oppositions farouches de peuples autochtones notamment, ce projet aujourd’hui suspendu du Dakota Access Pipeline semblait faire résonner la légende prohétique du peuple Sioux craignant l’avènement d’un serpent noir qui empoisonnerait les cours d’eau. Une actualité brûlante qui nourrit un récit ancré dans le réel et pourtant capable de s’en exfiltrer grâce à une narration libre, qui mêle la sensibilité de l’artiste et les temporalités humaines. De la longue gestation de formation minérale à la soudaineté de travaux pharaoniques, de la temporalité des horloges d’une entreprise régie par la génération de profits à l’histoire de communautés et de paysages dont on ne saisira ici que les bribes.Le film central que présente Cécile Hartmann avec une retenue salutaire et un goût bienvenu de l’énigme installe, en une succession de plans, un paysage sans âge, rythmé par l’écoulement d’une rivière que la bande-son, introduisant des sonorités métalliques, semble menacer. Les traces humaines apparaissent progressivement avec, pour la première d’entre elles, une tombe américaine, puis une route, une clôture délimitant un espace qui semblait aussi vierge que sauvage. Dès que le mouvement de la machine apparaît, le regard cinématographique démarre, nous installant dans un vertige qui nous précède et dont le mouvement continu paraît bien installé pour durer.
Renvoyant aux épisodes de la recherche de pétrole, cette construction rappelle l’impact de l’homme sur le territoire, jusque dans ses profondeurs. Égrenant les noms des rivières, le film s’arrête sur une multitude de traces, humaines ou naturelles, organiques ou industrielles, qui font événement. Suivant les cours d’eau, le voyage de Cécile Hartmann évoque également les lois universelles de la sédentarisation des hommes, étendant leur zone d’habitation au gré des sinuosités de cours d’eau, au gré aussi de leur assèchement et mouvement, claquant leur déplacement sur la nature même de leur accès à l’eau, de l’utilisation qu’ils en peuvent faire. Les dégâts, mais aussi les productions sont à l’échelle de cette force qui dépasse. On pense irrémédiablement à Ralph Waldo Emerson et à sa faconde pour exalter le progrès de technologie au service d’un humanisme qui aura dicté les lois de transformation des Etats-Unis et, partant, des géographies du monde entier. On pense surtout à ses propres doutes, mis ici en lumière et à l’impérieux paradoxe qu’il appelait ; « L’intelligence est un feu impétueux et impitoyable, elle fait fondre ce merveilleux édifice osseux que l’on appelle l’homme. Le Génie lui-même, parce qu’il est le plus grand bien, est le plus grand mal. Tout se consume ainsi, l’univers est un brasier allumé à la torche du soleil »1
Travaillés par des engins de chantiers, les plaines deviennent des successions de reliefs désolés dont les variations tonales, entre noir, ocre et blanc installent un trouble rendu par la perte de la focale amorcée par un bruit d’explosion. Observation sensible, voire sentimentale de l’espace, la vidéo traduit l’effacement et la stupeur, sans autre mot que les repères géographiques évoqués auparavant. L’érection d’un gigantesque ensemble industriel au milieu de ce désert bien plus immense éveille ainsi la sidération même si dictée par une loi purement rationnelle ; elle est le contraire de l’absurdité, économiquement parlant s’entend.
Naît alors une étrange familiarité avec un paysage parcouru de signes que l’on comprend, au sein desquels la fumée perpétuelle, les grillages, lampadaires et autres fils électriques deviennent les complices d’une proximité avec nos propres espaces d’habitation. Cette multitude de rencontres ne passe ainsi pas forcément par une lutte visible mais reste fondamentalement plus sourde, voire imperceptible par endroits, quand précisément c’est au bord d’un immense réservoir que l’on aperçoit une première forme de vie animale
Dans l’exposition, les jeux marqués par la signalisation noire et les lettres capitales font digresser la raison autour d’un mouvement paré alors d’une lourde symbolique de l’urgence, figurant l’emprise du rationnel d’une dureté assourdissante quant à sa capacité d’excavation de la nature. Les images documentaires accompagnant le film constituent autant de points d’étape non plus d’un voyage à la poursuite de ce serpent mais d’un portrait de la mutation, analogue au mouvement du reptile. Refusant toute prise par trop évidente, la mise en espace de son propos travaille la douloureuse ambiguïté d’une économie de la productivité asservissant les conditions de vie à l’exploitation des richesses naturelles. En ce sens elles se parent d’une force plastique qui accompagne la citation mise en exergue de Black Eagle, « Viendra un serpent noir qui envoûtera les hommes et dévorera la terre » et maintient l’ambiguïté sur le statut d’un travail qui, s’il dénonce une réalité, pointe sa mire sur une culture attaquée, celle du peuple autochtone qui devient le témoin de toutes les étapes de développement de ce « serpent ».
Cécile Hartmann dessine une cartographie qui combine l’humanisme d’un souci de l’autre au mysticisme d’une causalité prophétisée en imposant la singularité d’un récit en suspens, plein d’un romantisme qui tient en équilibre la destruction programmatique d’une terre nourricière et la poétique d’une lecture du monde marquée par un imaginaire qui s’ancre paradoxalement au plus près de la terre. Une exposition manifeste en majuscules et en dualité qui, si elle use de slogans, ne s’y réduit jamais et assume au contraire l’ambiguïté qui en découle. Elle ouvre ainsi une troisième voie qui sort de la dialectique pour apporter une voix ouverte à ceux qui n’en ont pas.
1 Ralph Waldo Emerson, Société et solitude, Rivages poche, p. 133.