Clarissa Baumann — Galerie Dohyang Lee
« Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté. Allons ! Descendons, et là confondons leur langage […]. » La tour de Babel (Genèse 11.1-9)
« Protopoème : Sol, Sono & Urubus », Galerie Dohyang Lee du 8 décembre 2018 au 2 février 2019. En savoir plus De ce trouble premier, la religion chrétienne justifie la multiplicité des langues, des modes de communication. Cette image d’évanouissement des formes et de confusion des repères d’une fonction pourtant primordiale de l’homme social, ici verbale, trouve une correspondance particulière avec l’approche créatrice de l’artiste Clarissa Baumann.L’exposition que l’on peut visiter à la galerie Dohyang Lee à Paris révèle avec une grande parcimonie le rayon d’actions de Clarissa Baumann pour son premier solo show à Paris. Ses moyens d’expression — essentiellement ceux de la performance (à laquelle il fallait assister le samedi 8 décembre 2018), de la vidéo ou de l’édition, sont de précieux capteurs de notre façon d’être au monde, dans toute sa logique la plus gestuelle, constructiviste et fonctionnelle. Clarissa Baumann décortique nos faits et gestes pour en décaler les usages, les réflexes, les automatismes. Ce faisant, elle questionne — non sans humour — nos comportements ou nos objets les plus banals et nous amène à regarder notre quotidien avec une attention particulièrement minutieuse.
L’énigmatique nom de l’exposition, Protopoème, mène sur une piste, celle du langage. Une édition en deux livres (image et texte séparés) semble entamer un dialogue et nous fait faire des allers-retours dans notre lecture. Les murs sont parsemés de citations, celles de l’auteur angolais José Eduardo Agualusa. Sous une vitrine, vingt-quatre appeaux1 en bois symbolisent une tentative, celle de communiquer… Autant de déclinaisons de supports et de mécanismes de transmission que de potentiels interlocuteurs.
Comme dans le théâtre d’action de la Tour de Babel, Clarissa Baumann se fait démiurge, et nous jette — avec poésie — dans un monde à l’aube de son écriture. Déjà sa performance filmée Architecture pour la mer (2014) nous emmenait hors du châssis d’une fenêtre ouverte sur la mer. En vue subjective du haut d’un appartement au premier étage, la bobine défile vers l’horizon. Son fil se dérobe face à nous, scinde peu à peu le paysage et finit par s’évanouir, ne laissant au loin que la « chorégraphie invisible » 2 des corps qui le tendent. Ici, dans le sous-sol de la galerie, la vidéo Araponga (2017) nous emmène dans un contexte spatio-temporel primitif, qui pourrait être celui des premiers hommes ; dans un monde nu pourtant si foisonnant, celui d’une jungle. Le décor est planté, figé, ou presque. La caméra capte avec calme la sérénité d’un paysage aux perspectives complexes et virevolte lentement, laissant entrevoir le geste humain derrière la machine. De la nappe sonore naturelle s’échappe un son à intervalle irrégulier mais bien distinct : celui de ce fameux araponga, l’oiseau qui donne son nom à l’œuvre.
L’artiste nous remet ainsi les clefs d’un univers archaïque qui met en relief l’architecture de nos comportements les plus originels : la communication. Dans Araponga, comme sur Babel, tout est à bâtir mais Clarissa Baumann nous oriente vers l’utilisation de nos sens pour nous sortir de cette jungle qui souhaite échanger avec nous.
1 Appeau : Petit instrument à vent ou à friction avec lequel on imite le cri des animaux pour les attirer.
2 Clarissa Baumann, Atelier A, 2016, Arte — À découvrir sur le site d’Arte