Kapwani Kiwanga — Le Crédac, Ivry
Empruntant à l’histoire le titre de son exposition qui évoque les « cimarrons », ces fugitifs libérés de leur condition d’esclave en Amérique et contraints de s’adapter à leur nouvel environnement pour survivre, Kapwani Kiwanga explore dans Cima Cima au Crédac les notions de résistance, de résilience et de transformation. Exposition passionnante d’une sobriété trompeuse, elle emprunte le chemin de traverse de la faune et de la flore pour nous emmener, sans un mot, vers les profondeurs kaléidoscopiques de l’universel.
« Kapwani Kiwanga — Cima Cima », Le Crédac, Centre d’art contemporain d’Ivry du 27 avril au 11 juillet 2021. En savoir plus Sans préambule, sa première installation déploie depuis le plafond des bandes de papier épais et occultant en résine de fibre de canne à sucre et lestés ainsi d’une histoire qui s’inscrit dans leur fonction présente. Si l’impression première laisse croire à la puissance du labyrinthe, l’organisation de l’espace cache en réalité une rationalisation extrême, un parcours pensé à l’image des champs qu’ils miment pour leur efficacité et la volonté d’extirper, de créer du sol le maximum de richesse. Enfoncés, comme pris au piège de ce parcours qui altère les intensités de lumière et fait de chaque feuille une nouvelle source de richesse, une pièce particulière, le visiteur erre entre les lignes, spectateur concaténé entre des distances imposées par l’esprit d’organisation et de productivité qui contraint le corps à sa loi. Au-delà de la métaphore, la force de l’histoire et la violence imposées aux esclaves ne pouvant constituer une expérience du présent, seulement une donnée à recevoir et à éprouver, cette adaptation dans l’espace aussi légère que monumentale traduit toute l’ambiguïté d’une histoire irréductible à une seule dimension.Une force plastique considérable qui, si elle reprend un motif connu du rouleau déroulant, fait du matériel même, de sa composition chimique le propos d’un œuvre métaphorique qui fait résonner visuellement l’espace d’une information et d’un propos touchant, par cette abstraction même, la chair des hommes, d’ancêtres devenus invariablement ceux de tous et imprimant en définitive d’un stigmate douloureux la chair de leur histoire.
C’est donc toujours d’histoire qu’il sera question ici avec une deuxième pièce qui place en vis-à-vis une rizière d’intérieur, de la variété Oryza glaberrima que, selon la tradition orale, des femmes condamnées à l’esclavage ont ramené d’Afrique de l’Ouest vers les Amériques, quatre sérigraphies blanches sur fond blanc de taxons lazares, ces espèces disparues des recensements réapparues à nouveau après plusieurs années et enfin une pièce tissée par plusieurs styles artisanaux surmontée de grains de verre semblable à ce riz qui pousse au rythme des bulleurs qui agitent leur lit de culture. Une troisième pièce, d’un jaune profond, installe une fleur exotique à deux moments de son existence reproduits ici par des modèles en papier. Enfin, dans la salle de projection, un film dévoile l’artiste s’astreignant au nettoyage, feuille à feuille, d’un arbre recouvert d’une couche de sable ocre pour en révéler la verdeur originelle.
Indéniablement, c’est par touches et métaphores plastiques que Kiwanga déploie un art de l’engagement ici émancipé de toute parole. Le mot même fait acte d’absence pour éviter le piège de la récupération, d’un bord ou d’une frontière qui noieraient dans le particularisme des luttes la gravité d’un propos qui doit nous toucher tous. Avec une subtilité malicieuse donc, l’artiste esquive tout amalgame et déjoue les préjugés d’esprits contrits pour insérer dans la ronde de ses recherches tout regardeur qui s’y mesurerait. La plante, son évolution, sa maîtrise comme sa symbolique, son usage comme sa culture devient l’axe qui draine le reflet d’une histoire complexe. Embrasser le passé c’est ainsi saisir la pluralité des facteurs qui ont présidé à sa pousse, les contraintes qui en ont tordu l’évolution comme les stratégies de détours et de résistance qui l’ont fait éclore.
Et qu’elle évoque les champs de canne à sucre, la culture d’un riz désormais quasi disparu, emmené dans le secret de boucles de cheveux de femmes jetant là, entre les dents du sol de leurs geôliers les germes de leur propre subsistance, qu’elle convoque la condition des femmes et leur activité tantôt défendue, tantôt encouragée, mais toujours réglementée, qu’elle s’attache enfin à la tâche impossible du nettoyage d’une végétation souillée par les vagues de sable la recouvrant invariablement, Kapwani Kiwanga parle toujours de notre humanité. Elle mêle dans des pièces mutiques mais loin d’être muettes les strates de systèmes de rationalité qui nous propulsent de l’histoire locale à l’hyper technicité industrielle, de l’artisanat à la sémiotique, de la botanique à la mythologie et de la biologie à la tradition.
Ce qui marque ainsi fondamentalement dans l’œuvre de Kapwani Kiwanga, c’est sa capacité à faire d’une histoire particulière l’épisode d’une saga humaine, un universalisme qui ne cantonne pas les hommes à la communauté mais explore l’humanité des victimes et implique tous leurs suiveurs, nous tous qui que nous soyons, en tant qu’« obligés » par cette histoire qui fait de nous leurs descendants. Ce nouvel « humanisme » radical, qui fouille plus profondément que l’ancien maître et possesseur de la nature, limité aux individus « de droit », aux « citoyens », implique pour sa part tous les hommes dans un universalisme absolu.
Un retournement habile face à une rationalisation qui n’aura suivi que l’illusion du pouvoir des promesses humanistes d’un passé, ce relent d’une violence par omission, née des lacunes d’une réflexion loin alors d’un universalisme absolu et aujourd’hui ironiquement devenue une arme encore dirigée contre les populations par ces même maîtres bercés dans l’illusion d’être possesseurs de la nature.
Pour aller plus loin : Lire notre critique de l’exposition Kapwani Kiwanga, Ujamaa à la Ferme du Buisson, 2016 Lire notre entretien avec Kapwani Kiwanga, 2018