On Kawara — Galerie David Zwirner
La galerie David Zwirner présente à Paris et à Londres deux accrochages de peintures de On Kawara (1932-2014). Conformément à la volonté de l’artiste de ne voir ses œuvres exposées que dix ans après sa disparition, ce projet fabuleux fait figure d’événement historique et met à l’honneur une figure essentielle de l’art de notre temps, qu’il a définitivement transformé.
« On Kawara — Early Works », Galerie David Zwirner du 23 novembre 2024 au 24 janvier 2025. En savoir plus Entre opposition et complémentarité, le choix audacieux de la galerie d’organiser une présentation duale de l’artiste On Kawara prend le parti de se confronter frontalement à l’histoire longue d’un artiste dont la lecture, en France comme ailleurs, reste marquée par le second pan d’un œuvre qui aura opéré deux révolutions. Lorsqu’il décide, en 1966, de marquer le passage du temps à travers des peintures de la date du jour (série Today, exposée à Londres), il ne se coupe pas seulement de l’écoulement du temps, il s’abstrait, d’une certaine manière, du sien. Du moins de celui qu’il a commencé de tracer à force d’imaginaire, d’inventions et d’images, marquées par cette littérature et cette philosophie qu’il engloutit, presque boulimique, au sortir d’une scolarité bouleversée, comme la vie de tous les Japonais, par le largage de bombes atomiques sur la population par l’armée américaine.Figure de l’avant-garde tokyoïte dans les années 1950, il développe une pratique figurative et expressive du dessin et de la peinture caractérisée par un imaginaire sombre et des visions d’une horreur à laquelle la profusion de scènes d’intérieurs exigus semble nous condamner.
« On Kawara — Date Paintings », David Zwirner Gallery, Londres du 21 novembre 2024 au 11 janvier 2025. En savoir plus Corps, troncs, membres, insectes, vaisselle, femmes enceintes, etc. composent un lexique visuel dont la fantaisie n’épargne pas l’horreur ; les scènes ont beau être réduites à des univers clos, le vertige n’est jamais loin. Les perspectives se renversent, la prolifération et les mutations démultiplient à l’infini le diaporama de l’hideux souvenir tandis que la vermine se repaît d’assiettes vides, projetées dans ces paysages comme dépouillées de leur matérialité grâce à un habile jeu de perspective. La banalité du quotidien, la douce langueur de la routine, voire la sérénité du protocole socialement déterminé n’ont plus lieu d’être. Les cadres eux-mêmes se déportent, fuient la quadrature millénaire de l’histoire de la peinture et sont déformés par l’artiste qui leur adjoint des extensions comme autant d’indices d’une contention illusoire. Cette logique de la prolifération, ce séisme constant du sol et le déport des perspectives détournent toute possibilité d’un horizon.C’est toute la force de la présentation parisienne et de cette confrontation aussi sobre que renversante du visiteur face à quatre propositions radicalement singulières et d’une modernité sidérante qui expriment en réalité cette ligne constante dans son art ; une pensée diagonale où la persistance de la mort devient terreau d’une expérience nominale de la vie. Une diagonale qu’il empruntera de manière tangible en quittant en s’exilant du Japon, ses codes et son histoire pour repenser, à nouveaux frais, son propre rapport au temps et faire du protocole, du concept, la règle d’une existence qui écrit son histoire.
Dans cette peinture qu’il abandonne aux bons soins du musée d’Art moderne de Tokyo, un coin n’est jamais une fin, sa figuration enfonce chacun d’entre eux continuellement pour nous permettre de rebondir, de tordre les apparences et de déjouer l’univoque. Dans son monde, aucun plan ne permet le repos, aucun sol terrestre, aucune échappatoire métaphysique ne subsistent. L’existentialisme qui a marqué sa pensée s’y exprime à plein ; de l’absurdité de la condition des hommes projetés en un « là » qui les broie à la nécessité de passer par l’expérience et la perception pour réinventer ses propres fondations.
Car le temps, comme le souligne ce choix historique de la galerie de mettre en perspective ces deux séries, est déjà présent dès ses premières œuvres. La prolifération d’insectes, symboles d’une évolution temporelle avancée, la subtile indétermination entre corps industriel et machine organique, la déchéance et la transformation, tout concourt à remettre en cause non seulement le temps mécanique, son passage, mais plus encore sa fixation chronologique. La vie après la mort encore une fois. Quelle logique survit quand l’"après" éradique, arase et annihile l’"avant" ? Celle de l’affirmation ; le temps devient performatif, figé parce qu’il est exprimé.
Dans ses Date Paintings (série Today), il y a quelque chose de la réappropriation du fait technologique au service d’une langue à travers la retranscription, par le pigment, de figures uniformes. Un langage objectif via le sensible rendant aux chiffres leur indétermination et neutralité fonctionnelle, renvoyant un reflet renversant de vie face à la célèbre horloge de la fin du monde (Doomsday Clock) dont les chiffres se plient à la volonté de gouvernants. Le chiffre redevient ici, dans cette déclaration de jour vécu et encore vivant — On Kawara détruisait ses toiles non finies avant minuit — l’outil nécessaire pour rendre le présent, cette adéquation même momentanée, à soi. De même que la seule manière de comprendre et de toucher l’infini, d’en saisir le concept par cette opération que On Kawara systématise ; ajouter un chiffre à côté d’un autre.
Ce virage entre deux pratiques de l’art qu’une vie semble séparer trouve ainsi, dans cette initiative de la galerie Zwirner une formidable occasion de penser ses échos, bien plus nombreux qu’attendus. L’agglomération des motifs des débuts y est devenue répétition sérielle, la modulation des sujets s’est muée en réinterprétation en profondeur du concept, en variation mesurée et signifiante d’un protocole premier. Et le refus initial d’obéir aux lois du cadre l’invention du sien propre, influençant sa vie entière et dont il ne sortira pas. Dans la terreur d’une période post-atomique, les mutations effrayantes et la sobriété conceptuelle radicale apparaissent comme autant d’exercices exutoires d’une pensée de la mort qui devient le terrain d’expérimentation d’une vie alternative.
Sans forcer à l’interprétation et dans le respect des préventions que l’artiste lui-même pouvait formuler à propos de son travail, ces expositions ouvrent la lecture pour rendre à son œuvre une vie propre qui continue de s’épanouir. Derrière la gravité, la solennité et la ritualité, On Kawara aura toujours opéré une rupture formelle avec la résignation, avec la silencieuse continuité du temps. Il se refuse à l’égrener docilement ; il faut qu’il frappe, marque et s’affirme.
Une ligne de conduite en diagonale du cours des choses décisive et définitivement cohérente face à un monde dont les idéologies métaphysiques — intégristes — autant que la rationalité scientifique — militaire — menacent l’existence même.
Sobre et renversante, cette double présentation à la galerie Zwirner rend donc un hommage vibrant à cet artiste du temps qui, s’il se dévoile ici sous un autre jour, n’en met pas moins en lumière une fertilité conceptuelle cohérente dont la gravité constante aura marqué son temps et en aura infléchi l’illusoire continuité.