Daisuke Kosugi — Jeu de Paume
Cette année au Jeu de Paume, le programme Nouveau Sanctuaire explore la façon dont l’architecture se rapporte au corps et aux sens. Pour le troisième et dernier volet de cette 12e édition, la commissaire indépendante Laura Herman a invité Daisuke Kosugi à exposer sa récente vidéo de 48 minutes, Une fausse pesanteur, dans laquelle l’artiste norvégien d’origine japonaise, né en 1984, s’intéresse à l’espace-temps des corporalités non normatives.
« Daisuke Kosugi — Une fausse pesanteur », Jeu de Paume, Concorde du 15 octobre 2019 au 19 janvier 2020. En savoir plus Le film s’ouvre sur un volcan artificiel qui crache des flammes, à intervalle régulier, un corps rugissant, souffrant, mais pas encore prêt à rendre son dernier souffle. Plan par plan, un appartement calme et moderne prend forme : du linge qui sèche sur le balcon derrière de larges baies vitrées, le son de la télé en fond sonore, le reflet de la silhouette d’une femme qui s’active en cuisine, un fauteuil confortable placé comme un trône au milieu de la pièce. À une architecture épurée répondent des plans au cadrage précis qui découpent l’espace avec géométrie et précision. Dans cet intérieur fonctionnel se glisse un corps, celui de Tadashi. Le spectateur l’observe, dans l’intimité de son quotidien a priori banal, cuisiner, réchauffer les plats préparés par sa femme, mettre la table avec soin, manger, se brosser les dents, s’habiller pour sortir, enfiler manteau, sac, casquette et chaussures. Quand il s’absente, c’est pour grogner d’effort à chaque mouvement dans une salle de sport. Devant le miroir, ses veines enflent et ses muscles bougent à tel point qu’ils semblent pouvoir quitter la peau. Tadashi est un ancien architecte et bodybuilder japonais atteint d’une maladie cérébrale dégénérative qui affecte ses mouvements, son équilibre et ses habitudes, un personnage construit d’après le père de Daisuke Kosugi.Puis la machine du corps commence à dérailler. La marche de Tadashi devient lente, saccadée et pénible, un genou se cogne dans l’angle du lit en bois, hors-champ ses baguettes échappent à ses mains à l’heure du repas, ses membres ont besoin de prendre appui sur les meubles. De nouveaux objets s’invitent dans le quotidien : fauteuil roulant et déambulateur. La fluidité des premières minutes entre corps et architecture se mue en une hostilité sourde. L’architecture fait obstacle à ses mouvements, l’encombre presque. Montrée comme un ensemble d’éléments fixes, elle est une muraille impassible, indestructible devant les imprévisibilités du corps, les ratés, les chutes, les glissements, les failles. Mais l’architecture actuelle n’a pas de place pour ces tremblements, semble dire Daisuke Kosugi. À mesure que la maladie se déploie, la femme de Tadashi quitte le reflet de la fenêtre pour être présente réellement et l’aider, comme pour pallier aux insuffisances de l’appartement, tel un prolongement humain, mobile et flexible, à l’architecture contraignante. Tadashi est interprété par Toru Iwashita, un danseur de buto. Les mouvements spécifiques de cette forme de danse contemporaine japonaise s’inspirent de la liberté découverte dans les blocages du corps. Si l’architecture ne peut être porteuse d’une forme de libération ou de soulagement vis-à-vis du handicap, une marge de manœuvre est-elle plutôt à conquérir au sein du corps même ?
Le corps affaibli — aussi bien par la maladie que par l’architecture — n’apparait pas à l’image par le prisme de l’expression d’une douleur physique. Il s’agit plutôt d’une douleur intérieure, mutine, inexprimable, celle de ne plus pouvoir faire comme avant. Lors d’une compétition de culturisme, devant un lourd rideau noir de velours, un instant le corps nu de Tadashi tout entier grimace, tiraillé entre le désir de performance et l’acceptation du déclin. La maladie gagne du terrain, le magma gronde, le corps change insidieusement. Au-delà du corps handicapé, c’est l’évolution du corps en général qui est évoquée ici. Notre corps à tous et toutes change, changera, jusqu’à nous faire devenir des inadaptés, à différents degrés, face aux temporalités et spatialités normées des sociétés modernes. Daisuke Kosugi fait de la temporalité un élément clé du lien entre architecture et corps. C’est bien dans le creux des activités quotidiennes de l’espace domestique que se fait jour le changement de Tadashi, au détour de détails qui ne peuvent échapper au regard. La défaillance progressive du corps se rend visible et sensible au sein de la routine.
Une fausse pesanteur raconte finalement l’évolution d’un individu qui essaie tant bien que mal de vivre dans un corps non-normatif à l’intérieur d’un espace normatif. Lors des dernières minutes de vidéo, la caméra arpente pour la première fois l’extérieur, surplombant le trafic des automobilistes, cyclistes et piétons — partie prenante d’une ville japonaise qui vit au rythme des feux de signalisation. Un rythme dans lequel on peine à imaginer Tadashi. Il y serait une silhouette à contre temps, un grain de sable dans la grande machine urbaine de la mobilité.