Prix Ricard, L’Ordre des lucioles — Fondation Ricard
Invité à imaginer le parcours de cette exposition du 17e Prix de la fondation d’entreprise Ricard, Marc-Olivier Wahler, ancien directeur du Palais de Tokyo et perpétuel aventurier de la création contemporaine formalise avec cette exposition un pan de l’univers qu’il s’est toujours attaché à explorer, les mystères de la matière et la poésie du quotidien secret des choses du monde.
Florian Pugnaire & David Raffini, lauréats du Prix Ricard 2015
C’est ainsi par le train fou et enivrant d’une camionnette sillonnant les routes de campagne à toute allure jusqu’à sa destruction complète que s’ouvre l’exposition. La vidéo de Florian Pugnaire & David Raffini met en scène une forme d’instinct animal de la machine ; sans s’attacher au conducteur, le véhicule rugit et gronde, s’ébroue et se tord pour précipiter sa fin, symbolisée au terme du parcours par sa présence imposante dans la dernière salle de la fondation, gisant en une torsion de douleur, totalement détruite, à la manière d’un animal abattu. L’énergie sombre, cette hypothèse d’une force gravitationnelle répulsive donne son nom à cette pièce qui semble en effet animée d’une force de destruction intérieure, qui tord et influe son volume spatial comme sa densité. Repoussant la matière, l’énergie sombre apparaît métaphoriquement comme une « étrangèreté » primale, une force de répulsion et de séparation de soi, que la vidéo de Pugnaire et Raffini parvient avec force à mobiliser.
Robin Meier
C’est ensuite au sein d’une tente d’expédition scientifique que Robin Meier nous invite à pénétrer. Les machines électroniques tintinnabulent, les signaux lumineux dansent dans la pénombre et les sujets d’expérimentations (criquets vivants) chantent en continu, au rythme d’un métronome sonnant le pouls de cet organisme actif où technologies et éléments naturels se rencontrent et s’influencent. Comme désertée, voire abandonnée à la hâte, l’expérience semble se prolonger seule, indépendante, à la manière d’un cœur artificiel après la fin du monde et la mission d’origine se perd en un souvenir obsolète pour devenir un écosystème en soi.
Thomas Teurlai
Une résonance étonnante avec l’installation de Thomas Teurlai qui, pour sa part, présente un atelier déserté lui aussi, entièrement rempli d’éléments épars d’ordinateurs. Entre cimetière industriel et vivarium, les matériaux informatiques en forment la structure même et se déparent de leur fonctionnalité « technologique » pour se faire matériel technique. S’attachant à extraire toute trace de matériau précieux nécessaires à leur construction, l’artiste poursuit le rêve presque chimérique de mise à jour d’une extraction minière. Or, à l’opposée d’une excavation du produit naturel de la terre, Thomas Teurlai exploite la création humaine et extrait la richesse d’objets voué à la dévalorisation. Jouant autant sur l’économie d’une industrie consciente de sa propre obsolescence économique à mesure que le temps passe, il y manipule et dévoile la seule valeur fixe que tous ces accessoires partagent, retrouvant ainsi la question de l’essence même des choses. Difficile également de ne pas penser, face à cet atelier aux allures d’entreprise clandestine, au drame d’une population qui, des pays du Nord comme du Sud, fait de l’exploitation du cuivre et autres fers présents dans les déchets de l’industrialisation, sa seule source de richesse.
Julien Dubuisson
Bien seule dans ces mondes désertés par les hommes, l’intervention d’une enfant, dans l’œuvre de Julien Dubuisson, fait exception à la règle de cet Ordre des lucioles. Face à un énigmatique coffret de plâtre trônant au milieu de la salle, une vidéo la met en scène manipulant divers éléments jusqu’à reconstituer, à la manière d’un puzzle secret cette boîte faite des divers éléments qui la peuplent. À ses côtés, un moulage en plâtre de la jambe d’une femme impose son étrange présence, entre relique mystique et objet esthétique dont les raisons échappent, plongeant un peu plus l’exposition dans le doute d’une humanité reléguée, vestige dans un ordre qui s’en émancipe et lui survit.
David Brognon & Stéphanie Rollin
Un secret à l’œuvre également dans l’installation de David Brognon & Stéphanie Rollin, qui enferme au sein d’une étagère une somme de documents issus du projet titanesque de réaliser le relevé topographique de l’île de Gorée. Constituée de quelques trois milles feuilles de calques, Cosmographia, l’île de Gorée replie ainsi la réalité géographique en un objet concret, contenant en son sein le vertige des 2,4 kilomètres du contour de l’île tracés au crayon. Le meuble en lui-même dépasse sa fonction pour se faire œuvre ; archive inatteignable, l’étagère laisse voir autant qu’elle emprisonne ces feuilles, ses bordures qui dépassent empêchent en effet toute possibilité de s’en emparer et, partant, de déplier, afin de la vérifier, cette retranscription du réel. Ce projet d’une poésie fulgurante alimente ainsi l’imaginaire autant qu’il interroge la question même du savoir, avec pour tout outil de rationalisation le repli concret, pur et simple, d’une reproduction conceptuelle.
Grace Hall
C’est enfin le corps du visiteur qui se doit de peupler L’Ordre des lucioles avec l’imposant tonneau de Grace Hall, Penetration Dive, rempli d’eau jusqu’à son bord. À la surface, tout semble calme mais, puisqu’elle y invite, plonger sa tête dans l’eau révèle un chant secret. Un dispositif acoustique diffuse sous la surface la lecture de poésies. En apnée, la parole se délivre et renverse la perception ; c’est la tête hors de l’eau que le silence se fait pesant. Une expérience grisante et investie d’une aura particulière qui perturbe les attendus et bouleverse les repères.
L’image du désert rejoint ainsi la métaphore de l’île, repoussant certes l’humanité hors de ces mondes mystérieux mais révélant également la secrète vie des choses. La rencontre entre ces artistes constitue ainsi l’une des sélections les plus cohérentes de ces dernières années du Prix Ricard et alimente de fait un récit collectif sans mot qui s’expérimente avec bonheur, car pétri de singularités fortes qui font de cette édition du Prix Ricard une compétition tout à fait équilibrée.