Camila Oliveira Fairclough — Galerie Laurent Godin, Paris
Chez Camila Oliveira Fairclough, la simplicité s’assume et se dérobe, à l’image de ce titre d’exposition à la galerie Laurent Godin, Venez comme vous êtes, qui loin du cynisme commercial d’un slogan de fast-food, résonne comme la promesse de considération des autres pour ce qu’ils sont, des êtres à part entière à qui il est exigé de rencontrer tous ces autres que sont les tableaux et, plus fondamentalement, la peinture.
Le temps, au centre de cette exposition, n’est bien entendu pas le temps figé et mécanique des horloges. Ou plutôt s’agit-il de ses propres horloges, l’artiste s’appropriant les pendules pour livrer sa version du temps ; tantôt linéaire, tantôt circulaire, tantôt même divergent. Dépouillées de tout ordre, les aiguilles gisent, dans l’une de ses toiles, au pied du cadran. De la discrétion, dans le silence du temps qui passe se figent des moments qui, à première vue mutiques, se chargent d’une prolixité inattendue.
Ce pourrait être, nous semble-t-il, une métaphore opérante dans la découverte de l’œuvre de Camila Oliveira Fairclough qui multiplie les digressions, les emprunts, les glissements et emmêle les références, de la plus pure intimité à la grande histoire au fil de lignes peintes qui ne peuvent jamais s’y réduire. Une manière, dans l’éclatement des sujets, dans l’effacement des frontières entre texte, motif, couleur, vide, intention, attention et lâcher prise, de tenir fermement une cohérence radicale, reflet de son processus de recherche, éloigné de toute systématique. À l’image des peintres qui l’influencent ou la touchent, citons dans le désordre et de manière non-exhaustive Sylvie Fanchon (dont elle fut l’élève), Walter Swennen, Karina Bisch, Hugo Pernet (qui signe le texte de présentation, très personnel, de l’exposition), Nicolas Chardon, etc.
Passée notamment par une abstraction plus « lisible », l’artiste ne fait finalement que peu de cas de sa prétendue distinction avec la figuration : la peinture, semble-t-elle nous répéter, se moque de sa catégorie et emporte, dès qu’on la touche, au creux d’un univers plastique qui nous rend un miroir éclaté de la normalité, où chaque objet nous parle et s’intègre à une logique qu’elle seule peut rendre, dès lors qu’elle a acté sa diffraction du réel, pour mieux se confronter au « vrai ».
La nonchalance apparente, l’accumulation des marques de la détente (« cool » nous dit l’une de ses œuvres) laissent vite place aux signes d’inquiétude, à une angoisse sourde qui ne cesse de tarauder la tension constante essentielle à la notion de temps, sans jamais perdre pour autant son humour. Une ambiguïté que maintient à la perfection l’artiste, multipliant les approches, les indices de la sérénité comme les zones de doutes, laissant entrevoir des coulures comme des volutes d’incertitude à la pointe d’un cœur qui se dessine progressivement. En bon être total, l’image contient en elle-même la multitude de ses dimensions et des intentions.
Frontale, sa peinture nous cueille donc sans autre forme de procès ; signes, symboles, images, chiffres et phrases se bousculent dans un vocabulaire pictural qui tutoie celui qui s’en approche pour nouer avec lui un compagnonnage qui va le suivre tout au long de l’exposition. Par un réseau d’échos, d’obsessions, d’idées sous-jacentes, la multitude de toiles forme un ensemble d’une redoutable cohérence où la brièveté apparente du geste pictural tranche avec la fermeté, la stature que cette proposition impose dans l’espace, dévorant de sa fragilité, de ses déséquilibres assumés, les belles lignes orthonormées des cimaises qui les accueillent.
La structure, à de multiples reprises, devient forme ; la toile nue laisse voir, à travers ses ouvertures, les baguettes de bois soulignant encore la variation, le velouté de la forme dessinée par le pinceau, la constance de l’infinie possibilité que porte en lui le pigment dès lors que l’artiste s’engage à l’appliquer, dès lors qu’avant elle, il s’expose. Le mot ne se lit plus, il se suit, à la manière de ses lettres qui, après avoir imprimé le regard initial comme on installerait un cadre au paysage, se fondent en un motif plastique. Emerge alors de sa peinture la somme de recherches, la multitude de rejets, d’éliminations et d’effacement d’images « trop » chargées d’une lisibilité qui les ferait quitter le champ de ce « vrai » d’une rencontre provoquée avec l’inconnu, avec ce qui ne nous conforte pas. Ni dans le négatif, ni dans le positif il nous emmène avec lui dans un autre, dans la vérité complexe de l’image, qui s’exprime tout aussi paradoxalement dans sa simplicité.
Un mouvement continu qui n’est pas étranger à cet indicible rythme sous-jacent à la stase de ses images. Drôle comme absurde, inattendu comme saisissant. Comme un piège mis en place dans l’usage de signes reconnaissables, le tableau vibre d’un rythme secret que fait résonner sa confrontation aux autres. C’est ainsi une véritable scénographie sensible qui redistribue les tableaux dans l’espace, imposant leur propre dynamique, née de la tension qui s’accumule au fil de leurs couches comme de l’absence même de matière, toiles vierges tendues laissant entrevoir leur squelette de bois. Ce qui frappe c’est le vertige du familier dans l’étranger, l’irruption d’une intimité insoupçonnée dans le pur inconnu, la paire de tongs, venue nous cueillir, par la main ou par le pied, en pleine divagation de l’esprit ; dans le silence de l’atelier comme dans le calme de la galerie, on a tous besoin d’air, de cette perspective qui fait de la peinture l’horizon paradisiaque, prêts à lézarder sous les rayons de son soleil bleu.
C’est la grande réussite de ce parcours d’exposition que de parvenir à faire varier les rythmes pour que chacune de ses peintures puisse exercer son attraction à sa guise. Tantôt répondant aux attendus d’un regardeur rassuré par un fonds pictural lui garantissant qu’il est bien en face de « la belle peinture », tantôt l’abandonnant face à un lettrage encore coulant de la brièveté de son passage, lançant derrière sa spontanéité un appel universellement reconnu ; attention peinture fraîche !
C’est alors précisément le moment d’arrêt de l’artiste, la décision de mettre fin au travail du peintre qui semble ouvrir cet appel à notre propre mouvement, passage en quelque sorte de relais ; maintenant que toutes ces images sont là, à nous de nous y confronter, de les suivre et de les expérimenter, une à une, chacune constituant une « aventure » secrète qu’il nous appartient de reconstituer. « Venez comme vous êtes » alors parce que les peintures de Camila Oliveira Fairclough, elles, le sont, elles maintiennent dans leur singularité cette tautologie d’une concomitance constante de leur essence et de leur être.
D’où la prégnance du temps dans cette peinture qui se nourrit de la frontalité du signe, des indices temporels que chahutent les polices utilisées comme les emballages qu’elle découpe témoignent, eux, par leur composition chimique, d’une époque bien précise. Si elles ne manquent pas de poser question, elles sont absolument sans « pourquoi » ; libres de paraître telles qu’elles sont, elles n’en sont pas moins nécessaires pour la peintre. Sans pourquoi, sa peinture se mue en autant de parce que.
Mettre en scène, poser sans imposer, cela n’a rien de la prudente pudeur modeste ; au contraire, c’est une manière d’assumer encore plus fort la singularité de ses œuvres, leur part d’absolue évidence. Dès lors qu’elles sont données, nul besoin de surajouter quoi que ce soit. Ni de célébrer non plus la subjectivité d’un peintre démiurge, tout-puissant face à la forme qu’il modèle, l’engagement de l’artiste, sa façon de nous tutoyer et de nous approcher passe ici par une spontanéité à maturation lente, un déséquilibre ancré pour longtemps dans le sol. Revenus de la tautologie, Camila Oliveira Fairclough nous plonge au creux d’un dernier retournement, celui du chiasme (structure en miroir ABBA) qui orchestre le renversement dialectique où, après avoir été composée par elle, l’image fait en définitive peinture. Le chiasme, seul apte à refléter la richesse d’un œuvre peint qui fait toujours primer, derrière le signe, la peinture sur l’intention.
Découvrez notre entretien avec Camila Oliveira Fairclough réalisé en 2014