William Kentridge — Galerie Marian Goodman
À la galerie Marian Goodman, William Kentridge présente des œuvres inédites où pages, feuillages, pinceaux et écorces se mêlent dans une danse polymorphe. Tout récemment nommé membre étranger de l’Académie des Beaux-Arts, l’artiste nous invite au cœur d’une ronde qui, si elle célèbre un partage universaliste, dévoile une part plus intime de son œuvre et de sa personne.
« William Kentridge — Finally Memory Yields », Galerie Marian Goodman du 18 octobre au 27 novembre 2021. En savoir plus Comme à son habitude, Kentridge fait valser les frontières de son support, la feuille, en la prolongeant jusqu’à rejoindre la dynamique végétale de ses sujets et explore, en imitant cette cadence, la capacité humaine à développer sa pensée par les mots. Une thématique filée au centre du projet Sybil, présenté au sous-sol de la galerie, en lien avec l’opéra Waiting for the Sybil qu’il monta aux côtés de Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd en 2019. De par sa technique, unique et terriblement simple, d’accumulation d’images en lieu et place du processus de calques utilisé habituellement pour les films d’animation, Kentridge impose une vibration qui fait résonner le geste, mime à son tour la volonté prolixe de figurer, rature après rature, effacement après ajout, le mouvement même de son imagination. Laquelle tente de rattrapper la vitesse de la pellicule entraînée dans la dynamique de vie de l’espèce animée en question, l’image. Une tâche de Sisyphe ; noircir au charbon, à n’en plus finir, une feuille dont le souvenir, photographié, servira de mesure de temps pour une mémoire à venir, née de l’accrochage, bout à bout, de fragments déjà oubliés.Visages et lettres se confondent dans un mouvement de la main qui réinvente une calligraphie sentimentale, dévoilant au regard un imaginaire tourbillon qui suture toutes les formes d’organismes. Végétal, humain, essence géométrique et incertitude de la représentation participent d’une accumulation de formes qui sont autant d’éléments d’un paysage à reconstruire. Personnages, situations, indices scéniques s’ébattent pour illustrer, par mimétisme cette histoire initiale du projet, la quète d’une réponse impossible inspirée par le mythe de Sybille de Cumes qui écrivait sur une feuille de chêne le destin des hommes et empilait cette somme de singularités en un tas remué par le vent, empêchant chacun de ses sujets d’obtenir la retranscription de son destin. De s’assurer, en d’autres termes, d’être en adéquation avec son histoire à venir.
Ce maëlstrom, aussi tragique que riche d’enseignement face à l’incertitude constitutive de la vie, aussi responsable de drames que pourvoyeur de rencontres qui en font toute la beauté, s’érige pièce par pièce, refusant de se livrer dans une netteté définitive. Les variations se multiplient, ne cachant jamais leur approximation et jouant de différents styles, à l’image des très beaux herbiers de l’artiste où figuration fidèle et réduction minimaliste se côtoient.
Kentridge ajoute de l’incertitude aux fragments d’histoire, jette en quelque sorte sur la concrétude du passé le voile d’un souvenir à enfiler qui les fait entrer dans l’imaginaire collectif en les associant à toutes les subjectivités qui s’y confrontent. L’histoire, indéniablement, se donne comme indissociable de la poésie, faisant évoluer des épisodes fondamentaux des luttes passées, des résistance du présent sur l’équilibre subtil du paradoxe qu’il relève dans Drawing for Waiting for the Sibyl (I have brought news), 2020, rappelant précisément quelque chose dont on ne se souvient pas (It reminds me of something I can’t remember est-il indiqué).
Un retour qui agit constamment dans son œuvre, où la forme finale ne se dépare jamais d’un aspect embryonnaire d’une suite possible, où les lignes d’horizon, à la manière d’une terre qu’il invente autant qu’il explore, semblent toujours courbes. Comme si tout, ici, dans la volonté de partage, amorçait une pensée circulaire, évoquant l’ébauche de la création. Son origine aussi avec la figure de l’arbre, racine symbolique de notre implantation et source de notre rapport à l’écrit, de même que sa propre histoire. L’artiste rappelle en effet son attachement aux arbres par les malentendus de son enfance, à l’image des “Treason Trials” majeurs en Afrique du Sud au cours desquels son père, avocat, prit notamment la défense de Nelson Mandela, que le jeune William entendait alors comme “Trees & Tiles”.
Sur le fil, parfois aux limites de la subtilité, l’artiste parvient à éveiller des sentiments vivifiants qui, s’ils sont parfois légèrement attendus, n’en sont pas moins puissants. Avant sa grande rétrospective à venir en 2022 à la Royal Academy de Londres, c’est alors un destin à l’envers dont s’empare Kentridge, jetant lui-même dans le souffle du vent des fragments d’affects multiples, feuilles de chêne éparses sur lesquelles il nous appartient de lire des histoires humaines qui, fidèles ou non à nos attentes, participent à celle, commune, qui nous relie.