Omar Castillo Alfaro — Interview
Riche d’une histoire ancrée dans son parcours personnel depuis son Mexique natal, l’œuvre d’Omar Castillo Alfaro tire des analogies qui la font résonner avec l’histoire des représentations pour rejoindre un rapport intime aux traumatismes qui nous construisent. Il participe à l’exposition Les Sillons à La Ferme du Buisson et à 100% L’expo à La Villette.
La pièce Archéologie du goût propose une synthèse de son l’histoire personnelle avec ce rapport à l’objet hérité de l’enfance au cours de laquelle tout se « goûte », l’archéologie et les richesses d’une terre recouvrant tant d’éléments de l’économie de l’échange jusqu’à leur fétichisation, voire leur idolâtrie. Son installation principale dans l’exposition Les Sillons mêle ferronnerie, paraffine et stéatite pour dessiner un espace de recueillement et de voyage mental marqué par une somme vertigineuse de croyances et de références dont l’archéologie. Domaine qui pourrait être l’analogie la plus pertinente pour évoquer sa démarche, mêlant un travail décisif de recherches, un quadrillage conceptuel au sein duquel va émerger une somme de trouvailles possibles et une mine d’inconnus et de découvertes. Tout entière tournée vers une observation de l’affection, sa méthode de travail ainsi concrétisée dans un travail du « faire » va remonter à la surface du visible non seulement les stigmates propres au lieu intime de son observation mais, plus généralement, les marques invisibles des forces qui ont transformé ou au contraire affirmé le rapport des êtres humains à leurs objets et, partant, l’attention qu’ils portent à leur histoire.
Vous êtes actuellement en résidence à la Cité internationale des Arts, quel a été votre parcours ?
100% L’Expo — 2023 @ La Villette from April 5 to 23, 2023. Learn more Je viens du Mexique, où j’ai été formé à la Faculté de chimie de l’Université nationale autonome du Mexique puis j’ai rejoint la faculté d’art de la même université (UNAM). Après avoir été en échange en Colombie, je suis arrivé un peu par hasard en France où j’ai, ensuite, intégré le master de l’École des Beaux-Arts de Lyon (ENSBAL) où ma pratique, alors plutôt tournée vers la gravure, l’artisanat, a complètement changé pour intégrer l’ensemble des sujets que j’ai étudiés auparavant. À l’origine, je faisais des études en ingénierie chimie métallurgie, qui m’ont permis de m’intéresser au phénomène d’extraction/extractivisme, un concept qui entre aujourd’hui dans ma méthode de travail à différentes échelles ; historiques, capitalistes, matérielles (notamment à travers la question des pigments, des minéraux et des métaux) et culturelles.D’où la richesse des références que l’on perçoit (ou que l’on devine) dans votre travail. Une direction principale vous paraît-elle cependant se dégager ?
La question générale de ma pratique artistique tient à l’observation de la manière dont la modernité européenne a changé les façons de vivre depuis son arrivée en Amérique dans différents sens. Il peut ainsi y avoir un sens artisanal, un sens affectif, un sens architectural… La question est évidemment très large puisque la question de la modernité elle-même pose déjà la possibilité de la multiplicité ; il s’agit de dire et démontrer qu’il existe plusieurs types de modernités, qui s’accompagnent d’un rapport à l’identité qui va l’amener à résister en un sens. Je pense qu’il est possible de montrer la modernité dans un rapport contemporain à l’art. J’observe donc l’extraction des minéraux, des pigments et des métaux, ce travail technique où la modernité, lorsqu’elle survient, met en place une forme de technification de la technique que je vais essayer de retenir de manière rétrospective.
Qu’entendez-vous par technification de la technique ? S’agit-il d’une réflexion qui vous a toujours animé ou qui est née de l’observation ?
Je comprends comme “technification de la technique” le moment où la machine élimine le processus artisanal et place le travail humain, artisanal, sur une autre échelle. Cette question m’est apparue en découvrant la métallurgie ; je faisais un stage dans une grande mine au Nord du Mexique (mine La Caridad, État de Sonora, Mexique) dans laquelle j’ai vu comment nous étions tous confrontés aux machines et de moins en moins à la force humaine. En même temps, je viens d’un milieu et d’un lieu (le centre du Mexique) dans lequel il y a toute une histoire de migrations préhispaniques, de transition des cultures et des artisanats, d’une transition du geste mais aussi d’une perte de tout cela.
Les mines ont aussi une grande importance dans l’histoire sociale et dans l’histoire internationale ces dernières années avec les drames qu’on y a connus.
Cela est très lié à une histoire affective. Je pense que quand je parle de ces migrations, je pourrais m’appliquer ce discours. Quand tu nais dans un petit village, ta famille fait en sorte que tu sois dans de meilleures conditions que celles qu’elle a connues ; travailler la terre n’est plus du tout possible ni rentable. Du coup j’ai vécu une migration interne vers la « grande ville » et en même temps une grande partie de ma famille a migré aux États-Unis. On trouve ce type de traces dans toute l’histoire préhispanique, précolombienne. Dans la « grande ville », j’ai fait mes études supérieures et je me suis senti progressivement en décalage avec les femmes de ma famille ; des femmes formidables qui avaient commencé à me transmettre leur héritage du travail manuel.
C’est de cela dont vous parlez quand vous articulez l’archéologie et les femmes ?
Oui, et en même temps l’idée de l’extraction de la terre, l’idée de l’extraction des minéraux me fait penser aussi à l’extraction des connaissances et, fatalement, à l’oubli. L’oubli des écoles artisanales et des connaissances précédentes par exemple. Mon idée est de continuer à préserver ces savoirs (avec l’aide et en lien avec ma mère, mes sœurs et ma famille) et une tradition, alimentée par des récits historiques et archéologiques et soutenue par l’affection que je porte aux miens.
Vous présentez pour Les Sillons à La Ferme du Buisson une œuvre réalisée in situ qui articule des structures de fer à béton et des éléments symboliques, un tableau miroir et des stalactites. Ce mariage de contraires procède d’une intention, y a-t-il de la place pour le hasard ?
Je pourrais dire que ce n’est pas forcément un hasard ; mon père travaillait dans la construction. J’ai donc travaillé avec lui petit, et l’idée du sens de l’espace, c’est lui en réalité qui me l’a montrée. Et le sens de l’espace se construit aussi avec les animaux et particulièrement avec l’un d’entre eux, mon perroquet Pedro. Sa présence nous a aussi conduit à reconsidérer le lieu où nous vivions (intérieur / extérieur, cage / pièce de la maison…). Cela tient aussi au lieu dans lequel je suis né, ce trauma de la modernité qui s’est construit avec ma famille, avec ma mère, ma grand-mère et mes tantes ; c’est quelque chose qui revient régulièrement ; peut-être s’agit-il d’un trou dont on doit tout sortir pour continuer à vivre ? Enrique Dussel a déclaré : « nous sommes modernes mais nous sommes sauvages ». Cette phrase m’a beaucoup interrogé. Qu’est-ce que la « modernité » ? Qu’est-ce que la « sauvagerie » ? Et est-ce que la « sauvagerie » n’est pas la conséquence de l’introduction violente de la « modernité » ? Sommes-nous, nous Mexicains, vraiment des « Occidentaux » L’idée de trauma ou l’idée de puissance, de ce que veut dire la puissance occidentale, font partie du questionnement autour de la possibilité de sortir des affects et de les inscrire dans les pièces que je travaille. Un exemple de trauma totalement intime, évoqué par mon triptyque : habiter dans un petit village à la campagne et être vu comme un personnage « sauvage », comme la femme représentée dans le triptyque, qui est obligé de récupérer avec sa bouche son bracelet jeté dans la boue. Tout cela renvoie à un trauma plus collectif, qui se retrouve fréquemment dans la société latino-américaine.
Cela touche aussi un spectre plus large, comme on le voit avec votre triptyque.
Il y a en effet la présence d’une iconographie qui accompagne la manière dont certaines personnes sont racialisées, dont certaines minorités se sont construites. Ce sont des recherches très larges parce que cette recherche de modernité continue ; elle est très actuelle et très puissante et il faut la déployer via différents liens qui vont se croiser dans différents champs. Je pense que dans l’histoire de l’art, on est dans trois modes d’iconographie ; on a l’objet, on a l’image, et en même temps on est en train de se construire avec l’image. J’essaye donc de déployer des objets de réminiscence de la culture pop actuelle matérialisés par des bijouteries de fantaisie, des supports d’échanges et d’économie.
L’archéologie, on le sent, tient donc, avec l’affection, une place décisive dans votre travail. Comment articulez-vous les deux ? Est-ce lié à votre histoire personnelle ?
C’est une première pour moi d’habiter à Paris. Et, à cause de cela, quand je vais dans un musée ou dans une église, c’est une découverte ; moi qui viens d’un petit village, je ne connais pas très bien ce type de monde. Il y a aussi des analogies avec le fait de visiter une tombe. La question de l’archéologie émerge immédiatement tout en posant des questions telles que : qu’est-ce que je regarde ? Comment puis-je reconstruire une histoire et un espace à partir de ce que je vois ? Je convoque aussi évoque des éléments extérieurs, comme une photographie d’Ana Mendieta ou cette peinture du Chevalier aux fleurs (1894) de Georges-Antoine Rochegrosse que j’ai vue au musée d’Orsay ; pour moi, ce sont des découvertes qui vont m’aider à construire le chemin et formaliser le sens de ma pratique. Et ce Chevalier aux fleurs agit comme un fétiche en proposant des surfaces qui vont être comme des miroirs dans lesquels on peut se retrouver soi-même tout en découvrant des éléments nouveaux et inattendus. Ce type de fleurs peut se retrouver face à nous et nous entourer complètement. Jusqu’à ce que nous devenions nous-mêmes une de ces fleurs.
C’est une manière d’abolir les hiérarchies, de mettre tous ces éléments sur un même plan ?
Oui, je veux placer mes œuvres et le public au même niveau ; par l’échelle de mes pièces ou par le sujet abordé. D’où la présence du miroir, qui renvoie l’image et inclut le visiteur. Ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est l’espace ; créer un lieu où le corps puisse se déplacer ; donner au visiteur la possibilité de se voir lui-même et de ne pas être prisonnier de la façon dont il est vu. Sans moralisme.
Pour terminer, pourriez-vous nous parler brièvement de quelques-unes de vos références et d’œuvres qui influencent votre pratique actuelle ?
Je m’intéresse beaucoup à des lectures du Sud au sens géopolitique ; il y a un philosophe très important pour moi ; il s’agit de Bolivar Echeverria (1941-2012) qui développe le concept d’« ethos baroque ». Via la colonisation de l’Amérique, le baroque a déboulé avec sa théâtralité et son sens dramatique. Peut-être qu’on est là encore dans le « stéréotype » latino-américain avec le « drama » ; je pense néanmoins que ça fait partie de notre modernité de reprendre à notre compte les mots qui nous ont historiquement « blessés » et qui ont créé une altérité troublée et problématique. Je m’intéresse également beaucoup à la peinture baroque, la peinture impressionniste, celle de la Renaissance, à l’architecture gothique ; même si je ne retiens pas tout, je dialogue. Il y aussi des choses plus contemporaines comme le travail de l’artiste Ana Mendieta, de Felix Gonzalez-Torres , le minimalisme, le muralisme mexicain. Je suis très attiré par les propositions de Mariana Castillo Deball, de Gabriel Chaile, de Dominique White ; j’aime trouver des liens entre tout cela, et travailler ces influences de manière affective.